↬ Le progrès est-il synonyme de bonheur ? > café-philo des RdV littéraires de Royan du 5 décembre 2019 ✎ Jacques Eskénazi
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Bibliographie
-Questions Philo (Magazine) : plus de 60 concepts incontournables
-Alain «Propos sur le bonheur»-Michel Serres «C'était mieux avant»
-Kant «Fondements de la métaphysique des moeurs»
-Schopenhauer «Le monde comme volonté et représentation»- «L'art d'être heureux à travers 50 règles de vie»
-Luc Ferry, Nicolas Bouzou «Sagesse et folie du monde qui vient»
-Luc Ferry : «Les mots de la philo-B comme Bonheur»-CD
-Raymond Aron « Les désillusions du progrès: essai sur la dialectique de la modernité»
-Frédéric Lenoir, André Comte-Sponville,Mathieu Ricard.
Je dirai en remarque préliminaire que la littérature abordant le thème du bonheur est particulièrement riche, et parfois contradictoire (à titre d'exemple ; certains soutiennent que le bonheur est indépendant des circonstances extérieures, d'autres soutiennent au contraire qu'on ne peut pas être heureux sans se soucier de son environnement proche). En revanche les ouvrages traitant du progrès sont moins abondants, comme s'il posait moins d'interrogations. Beaucoup mettent l'accent sur ses dérives possibles, voire son utilité, aucun ne met en doute son existence... Il y a une explication évidente à cette apparente dichotomie, et c'est -entre autres- ce que je vous propose d'éclaircir au cours de ce débat.
Quelques définitions tout d'abord ....
Qu'est ce que le bonheur ? Pour le Larousse : le bonheur est « Etat de complète satisfaction, de plénitude» ... Pour Wikipédia: «Le bonheur est un état émotionnel agréable équilibré et durable dans lequel se trouve quelqu'un qui estime être parvenu à la satisfaction des désirs qu'il juge importants »
Qu'est ce que le progrès ? Toujours selon Larousse, le progrès est « -1- Amélioration, développement des connaissances, des capacités de quelqu'un. -2- Changement graduel de quelque chose, d'une situation par amélioration ou aggravation (progrès d'une inondation). -3- Développement de la civilisation».
Il est bien évident que ces deux notions confrontées l'une à l'autre ne laissent entrevoir que peu de passerelles : le bonheur, vers lequel tendent beaucoup de nos efforts, est un état, une posture ; le progrès, dont on peut presque affirmer qu'il s'entretient de lui même, voire qu'il nous est imposé, est une dynamique sans limite ou presque.
Reste bien sûr une dernière définition: pour Larousse, synonyme «Se dit de deux ou plusieurs mots de même fonction grammaticale qui ont un sens analogue ou très voisin»
Il nous reste donc à résoudre cette difficile équation : « Le progrès (dynamique et quantifiable) est-il synonyme (analogue) de bonheur (statique et durable) ?»
Difficile mais pas impossible....
NB : Avant d'essayer de déterminer les éventuelles passerelles existant entre ces deux notions a priori très éloignées l'une de l'autre, un constat préliminaire s'impose : chacun de ces deux concepts est en soi objet de réflexions et d'ouvrages très approfondis. Il ne s'agit certainement pas pour nous ici d'explorer toutes les pistes existantes, mais, plus simplement, en ayant posé les bases de notre réflexion, de déterminer où bonheur et progrès peuvent se rejoindre, et s'ils peuvent se rejoindre.
-1- Le Bonheur : une posture durable et idéale
Pascal : «Tous les hommes recherchent d'être heureux. Cela est sans exception quelques différents moyens qu'ils y emploient. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes».
De quel bonheur parlons nous ? Nous verrons plus loin que l'histoire du progrès à travers les siècles est facile à quantifier. Ce n'est pas le cas de l'histoire du bonheur : le bonheur n'a pas d'histoire, ou plutôt force est d'admettre que c'est l'histoire de la quête d'un idéal. Nous ne savons pas vraiment reconnaître le bonheur quand nous l'avons. Quand nous ne l'avons plus, nous faisons tous les efforts possibles pour le récupérer... Après Pascal, je laisse la parole à Kant...
- Le paradoxe Kantien et l'idéalisme allemand
Kant, dans ses «Fondements de la métaphysique des mœurs» me paraît avoir le mieux exprimé la difficulté de raisonner sur le bonheur. Pour lui, nous sommes dans l'impossibilité de définir le bonheur en lui même. On dit bien sûr qu'il est état maximal de satisfaction, mais comment savoir si ma satisfaction est maximale ? Et comme le bonheur est un «idéal de l'imagination» que je ne peux définir, mon entendement est incapable de déterminer les moyens qu'il faudrait employer pour être effectivement heureux.
- «Carpe Diem» : le matérialisme grec
Platon, Aristote, Epicure, ils ont tous fait de la recherche du bonheur (eudémonia) l'élément central de leur réflexion car, à travers lui, c'est bien le sens de la vie humaine qui est en question. C'est purement et simplement la recherche de la vie bonne, la recherche de l'absolu , la paix de l'âme (ataraxie), et du corps (aponie). On peut y arriver par le travail et les exercices (la raison), en changeant ses désirs plutôt que l'ordre du monde.... On peut même évoquer à ce propos la tripartition des désirs selon Epicure : «naturels et nécessaires, naturels et non nécessaires, non naturels et non nécessaires»
- Le bonheur est négatif : Schopenhauer
Pour lui en effet tout bonheur reste de court instant, toujours exceptionnel : «Nulle satisfaction n'est de durée ; elle n'est que le point de départ d'un désir nouveau». Que gagnons nous en effet à satisfaire un désir ? Seulement à combler un manque, avant de succomber au manque suivant ... Au fond seule la douleur serait positive: «Nous sentons la douleur mais non l'absence de douleur ; le souci mais non l'absence de souci ; la crainte mais non la sécurité» («Le monde comme volonté et représentation»). C'est seulement quand on rencontre le malheur que l'on se rend compte combien on était heureux jusque là.. A la décharge de Schopenhauer considéré (peut-être à tort) comme le chantre du pessimisme philosophique, je citerai son petit traité sur le bonheur: «L'art d'être heureux à travers 50 règles de vie»
- Le bonheur est une affaire privée : Luc Ferry, Frédéric Lenoir, André Comte-Sponville, Mathieu Ricard
Vous trouverez en page 10 de l'Encyclopédie philosophique de Luc Ferry (Volume 4, B comme Bonheur), une phrase qui résume parfaitement à mon sens la perception que peuvent avoir nos contemporains de l'idée de bonheur. Je cite: «Nous vivons l'ère des éthiques eudémonistes, de la valorisation de l'authenticité, du souci de soi, de l'épanouissement personnel, du bien-être, de la santé avec ses conséquences quasiment infinies sur l'emphase mise dans l'Occident contemporain sur la quête du bonheur : jogging, diététique, psychothérapies en tout genre, théories du développement personnel, coaching et philosophie positive n'ont cessé de proliférer au fil des quarante dernières années en même temps que l'on s'efforçait de redécouvrir les sagesses orientales à commencer bien sûr par le bouddhisme...»
Alors le bonheur serait-il une simple question de travail personnel, indépendant de l'environnement extérieur ? Et de citer Frédéric Lenoir «Une histoire philosophique du bonheur» : «...Nous découvrons alors que le bonheur et le malheur ne dépendent plus tant de causes extérieures que de notre état d'être. Etre heureux c'est aimer la vie, toute la vie, avec ses hauts et ses bas, ses traits de lumière et ses phases de ténèbres...» mais pour mieux le contredire par la suite.
Car en fait l'argument contraire imparable, c'est bien celui de l'existence des conditions extérieures : comment être parfaitement heureux, d'un bonheur sans nuages et inaltérable dans le temps, quand vous déplorez la perte d'un être cher, quand votre maison a été détruite dans un incendie, quand vous êtes victime vous même d'un cancer en phase terminale, ou abomination des abominations, vous êtes interné à Auschwitz ? Le doute à ce niveau n'existe pas...
J'espère avoir convenablement mis en évidence que la question du bonheur (dans son acception la plus pure) n'allait nullement de soi. Nous allons voir maintenant que le progrès, s'il ne va pas nous conduire directement au bonheur, peut nous aider à y accéder, mais par la bande si j'ose dire ...
-2- Le progrès : dynamique et quantifiable
Pour ce qui est de quantifier la marche en avant du progrès humain pris sous son acception la plus générale, je crois qu'il faudrait vivre aujourd'hui en solitaire tout au fond de sa grotte pour en nier l'existence.
N'étant pas de formation scientifique, je ne suis certainement pas le mieux qualifié pour en parler techniquement. Mais reconnaissons, avec l'accélération que nous constatons depuis 30 ans, qu'il nous suffit de retenir quelques dates clé, des repères en quelque sorte....(Je suis bien sûr tenté de faire remonter la première manifestation technique du progrès à la découverte du feu et à l'invention de la roue. Mais il ne me paraît pas utile de remonter aussi loin dans le temps )
Mais d'abord, de quel progrès parlons nous ?
-Le progrès sous toutes ses formes
Quelques exemples pris au hasard sur un siècle, en France et en Europe démocratique (on peut bien sûr se référer au petit livre de Michel Serres «C'était mieux avant» qui se moque gentiment des nostalgiques du bon vieux temps)
-Nous avons tous en mémoire que nos arrières grand mères -peut être même pour certains d'entre nous nos grand mères- faisaient leur lessive au lavoir municipal quel que soit le temps. Elles n'avaient pas le choix! Aujourd'hui on peut estimer que la très grande majorité des ménages français possèdent leur machine à laver le linge.
-Au début du siècle dernier, rares étaient les ménages pourvus d'électricité (éclairage à la chandelle). Aujourd'hui nous crions au scandale quand nous sommes en privés ne fût ce que pendant une heure (A titre anecdotique pendant que je rédigeai cette petite note, j'ai subi une micro coupure de courant. Réaction et angoisse immédiate: ça y est, j'ai perdu tout ce que j'ai écrit....)
-Il y a à peine 30 ans nous étions principalement dépendants des services publics postaux pour envoyer nos courriers. Aujourd'hui Internet et les SMS nous rapprochent les uns des autres en instantané....,
-Il a fallu attendre 1936 (c'était il y a à peine 80 ans) pour que les salariés puissent bénéficier des congés payés
-Il a fallu attendre l'après 2ème guerre mondiale pour que se créent à la fois la Retraite et la Sécurité Sociale pour tous. Et je ne parle pas des RTT....
-Il a fallu également attendre la deuxième moitié du siècle dernier pour que les femmes accèdent au droit de vote (1991 je crois dans un canton suisse...) et n'aient plus besoin de l'autorisation de leur mari pour avoir leur propre carnet de chèques. Sans parler de la pilule, de l'IVG, du congé maternité....et plus récemment le mariage pour tous!
-Quant aux progrès de la médecine, parlons-en... Nous avons tous gardé en mémoire la fin de vie peu reluisante du grand Louis14 qui s'était fait opérer à vif d'une fistule anale et n'avait plus de dents. Aujourd'hui nous ne pardonnons pas à notre chirurgien dentiste de souffrir plus d'une minute (le temps d'injecter l'anesthésiant) et, grâce aux antibiotiques, (intégrés aux traitements en 1941) les infections opératoires ont été éradiquées....
Qui dit progrès humain dit progrès social, technologique, démocratique, médical...Mais surtout il peut être quantifié ! Je vous renvoie à ce sujet au livre coécrit par Luc Ferry et Nicolas Bouzou «Sagesse et folie du monde qui vient» dans lequel Nicolas Bouzou évoque les travaux du suédois Johan Norberg touchant l'alimentation, la santé, l'espérance de vie, la pauvreté, la violence, l'environnement, l'alphabétisme, la liberté et l'égalité et montrant l'amélioration générale des conditions de vie un peu partout dans le monde..
Faut-il dés lors afficher un optimisme sans faille ? Non bien sûr !
On se souvient que Voltaire faisait dire à Pangloss dans Candide «Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles» Ce n'est pas le credo de Nicolas Bouzou qui s'inscrit en faux contre ceux qu'il appelle «nos pessimistes professionnels» mais reste conscient de la difficulté des défis : «le progrès génère ses propres difficultés qu'il n'est pas question d'éluder, et nous ne le ferons pas»
Car bien sûr en face il y a les détracteurs, ou en tout cas ceux qui mettent en garde contre les dérives possibles voire les addictions. Face à l'énergie nucléaire à proprement parler, il y a le péril nucléaire ; face à l'industrialisation, il y a le réchauffement climatique et la déforestation; face à la richesse croissante de certains pays, il y a la pauvreté endémique de certaines zones géographiques, les menaces sur les droits de l'homme, les inégalités sociales... On pourra se référer utilement à l'ouvrage de Raymond Aron : «Les désillusions du progrès ; Essai sur la dialectique de la modernité». Ecrit en 1969 il reste d'une remarquable modernité bien qu'influencé par Mai 68.
-3- Socrate au secours !
Il nous appartient maintenant de trouver notre vérité propre, d'accoucher de notre vérité socratique (maïeutique). C'est l'heure du débat....
En première approche je mettrai surtout en évidence l'antinomie flagrante existant entre le bonheur, posture individuelle presque idéale, et le progrès, pur matérialisme, scientifiquement quantifiable.
Peut-on parler de bonheur matériel ? Pour les puristes cela ressemblerait purement et simplement à un oxymore et ne répond pas à notre question....
Revisitons alors si vous le voulez bien la mythologie grecque !
Nous pouvons trouver une forme de réponse dans le mythe de Prométhée. Zeus ayant confié à Prométhée la création de l'homme, son frère Epiméthée se charge des animaux et il leur donne tout: ils viennent au monde avec poils, plumes, fourrures, écailles, volent dans les airs ou nagent dans les profondeurs, savent d'instinct marcher, se nourrir, se construire un refuge... alors que l'homme pour sa part arrive au monde nu et désemparé....
On sait ce qu'il est advenu : pour réparer sa bévue, Prométhée vole aux dieux le feu et la technique ce qui permet aux hommes de se protéger du froid, de la faim, des intempéries, de se construire un toit... bref d'accéder à une série d'avantages, ou de progrès, qui sont autant de petits bonheurs induits de la technique
C'est en fait là où je voulais en arriver : lorsque le matin nous branchons nos appareils ménagers, allumons notre téléviseur, profitons de l'eau courante, prenons notre voiture pour aller travailler... nous accédons à mon sens non pas au Bonheur mais à une somme de petits bonheurs qui parcellent notre quotidien....
Jacques Eskénazi
Royan, Le 5 Décembre 2019