> Peut-on apprivoiser le temps ? ✎ Jacques Eskénazi
J'écarte
d'emblée bien sûr le temps météorologique sur lequel nous informent
quotidiennement Anaïs Baïdemir ou Chloé Nabédian sur France2 ! Vous vous doutez
bien que ce n'est pas de ce temps-là que nous allons débattre...
Quand
arrive une journée nouvelle, les questions s'accumulent :
«A quoi utiliser mon temps ?»...
«Je perds du temps»...
«Combien de temps me faut-il pour parcourir telle
distance, effectuer telle action ?»...
«Novembre 2020, qu'ai-je donc fait de tout ce temps
passé, déjà derrière moi ?» …
Il
faut bien nous rendre à l'évidence : le temps s'impose à nous comme une donnée
intangible, impalpable, et pourtant omniprésente !
Alors
nous faisons appel à nos références littéraires pour nous soutenir : Lamartine
souhaitait arrêter le temps : «O temps suspends ton vol»...
Proust se réfugiait à la recherche du temps perdu, voire du temps
retrouvé...Orwell (1984) nous berçait de l'illusion que
nous pouvions prévoir l' avenir, Bécaud lui -même: «Et
maintenant...Que vais-je faire ?...De tout ce temps ?...Que sera ma vie ?...»etc,
etc...
Entre
le présent, le passé, et l'avenir, ces romanciers, ont essayé, chacun à leur
manière, de marquer le temps...Peine perdue : le temps passé ne se rattrape
pas, le présent est déjà passé et l'avenir n'est qu'une illusion...
D'où
notre débat de ce jour: pouvons-nous apprivoiser, c'est à dire domestiquer,
faire nôtre, nous approprier en quelque sorte, une entité aussi fugace, aussi
impalpable? Et surtout, c'est quoi ce temps dont nous allons débattre ? Je vous
propose quatre pistes de réflexion, mais beaucoup d'autres sont possibles...
Autant
l'avouer : nous partons avec un lourd handicap !
-1- Le
temps ? Beaucoup de mots pour rien...
Que
nous dit Pascal ?
Il
ne nous facilite pas la tâche : il dit du mot temps qu'il est un mot «primitif» (une
allusion évidente aux nombres bien sûr) au sens où il fait partie de ces termes
si fondamentaux qu'il est impossible de les définir. Ce que je qualifierai – il
ne m'en voudra pas j'espère- de «pirouette» de mathématicien...
Que
nous dit Platon ?
La perception
qu'en a Platon, c'est bien sûr une perception « idéalisée » au sens « idée » du
terme : « Le temps est l'image mobile de l'éternité immobile » ,
une perception que je ne suis pas loin de partager et que d'autres évoquent
d'une manière différente (Cf. infra Comte Sponville)...Malheureusement elle ne
nous aide pas plus que la perception de Pascal...
Que
nous dit Aristote ?
Pour
Aristote, physicien et matérialiste, le temps est le moteur des choses, la
force de vie qui circule dans le grand corps de la nature. Il le définit comme : «
le nombre du mouvement selon l'avant et l'après ». Une perception
que n'aurait pas niée un horloger ! Mais une horloge peut-elle domestiquer le
temps ? Je serais plutôt tenté de dire qu'elle le marque de manière
conventionnelle...
Que nous dit Heidegger ?
Heidegger de
son côté affirmait: « Le temps lui-même, en l'entier de son
déploiement, ne se meut pas, et est immobile et en paix», ce qui, il
faut bien en convenir, s'inscrit dans la ligne de la pensée platonicienne
Que nous dit André Comte Sponville ?
Dans
son Encyclopédie philosophique ( p991) Comte Sponville cite d'emblée le
philosophe stoïcien, Chrysippe: «Le temps se prend en deux
acceptions». Et de préciser : «Il
est d'usage de les confondre, et c'est justement cette confusion, presque
toujours, qu'on appelle le temps. Le temps, c'est d'abord la durée, mais
considérée indépendamment de ce qui dure, autrement dit abstraitement...Ce
temps abstrait, précise-t-il, peut se concevoir, et se conçoit ordinairement
comme la somme du passé, du présent et de l'avenir. Mais ce présent n'est alors
qu'un instant sans épaisseur, sans durée, sans temps (...s'il durait, il faudrait
le diviser en passé et en avenir...) et c'est en quoi il n'est rien ou presque
rien. A le considérer abstraitement, le temps est alors constitué
essentiellement de passé et d'avenir et, pour cela, indéfiniment divisible et
mesurable. C'est le temps des savants et des horloges.»
Mais
il y a aussi le temps concret ou réel- le «chronos» des stoïciens...
«Il
est la durée de tout, continue Comte Sponville, autrement
dit, la continuation indéfinie de l'univers, qui demeure toujours le même comme
disait Spinoza, bien qu'il ne cesse de changer en une infinité de manières.
C'est la seconde acception du mot : non plus une pensée, mais l'être même de ce
qui dure et passe. C'est le temps de la nature ou de l'être: le devenir en
train de devenir...Le passé? Ce n'est rien de réel puisque ce n'est plus.
L'avenir ? Ce n'est rien de réel non plus puisque ce n'est pas encore...Le
temps dans sa vérité est donc celui de la nature : ce n'est qu'un perpétuel
quoique multiple et changeant maintenant...»
Que
nous dit Bergson ?
Il
n'y a rien de commun entre le temps connu par la science- mesurable,
quantifiable, c'est un milieu homogène dans lequel les choses évoluent- et le
temps vécu qu'il nomme par opposition «sentiment intérieur de la
durée». Universel et objectif, le temps de la science n'existe,
paradoxalement, pour personne. Le temps vécu est subjectif, il est qualitatif,
fait de moments hétérogènes, de vitesses différentes. Et pourtant, c'est le
même temps que la science présente pourtant comme une succession d'intervalles
invariables : les instants.
Que
nous dit Kant ?
«Je
suis le temps, propose-t-il en résumé, mais je suis aussi
dans le temps». Ce qui ne résiste pas à l'analyse : comment penser le
temps à la fois comme un mode de la sensibilité humaine et comme une donnée
globale? C'est tout Kant ça...
Convenez
avec moi que toutes ces définitions pour brillantes et pertinentes qu'elles
soient, restent quand même bien abstraites et ne nous aident pas au débat qui
nous occupe....Ce que relève d'ailleurs Etienne Klein: «Il semble en
définitive que les mots n'aient pas d'accès direct au temps: ils ne font que
graviter autour de lui en le voilant»
Ce
que confirmait Einstein toujours cité par Klein : «il n'y a pas un temps
des philosophes, il y a un temps psychologique différent du temps des
physiciens»
-2-
Le temps ? Il revient tout le temps...
Dans le film «Un
jour sans fin» Bill Murray joue le rôle d'un présentateur météo qui
doit couvrir les festivités annuelles du jour de la marmotte à
Punxsutawney en Pennsylvanie.
Bloqué
par le blizzard à l'issue du reportage il doit se résigner à rester dans le
bourg plus longtemps que prévu.... Et c'est alors que survient
l'impensable: en se réveillant le lendemain, puis le surlendemain, puis le jour
suivant....il se retrouve dans la même situation que le jour d'avant: il se
réveille dans la même chambre d'hôtel, entend la même chanson au radio réveil
retrouve les mêmes situations professionnelles... Sans le savoir il est coincé
dans une boucle temporelle qui lui fait revivre inéluctablement la même journée,
le même jour sans fin, jusqu'à ce que le sortilège tombe !
Ce
qui pourrait paraître comme une simple fiction issue de l'imagination d'un
scénariste talentueux avait en fait été largement anticipé par Schopenhauer et
Nietzsche...
Que
nous dit Schopenhauer ?
Schopenhauer
se représentait le temps comme un cercle éternellement refermé sur lui-même.
Pour lui c'est surtout la notion de devenir qui paraît illusoire...Le temps
fait toujours semblant d'annoncer une fin nouvelle, mais en réalité il ramène
au point de départ. Il tourne mais ne progresse pas. Il peut certes y avoir des
modifications mais elles sont illusoires et marquent pour ce gai luron «l'éternelle
répétition du même drame». L'humanité doit accepter l'éternelle
répétition de son histoire. Ce à quoi on peut bien sûr objecter que ce
n'est pas parce que l'histoire se répète que le temps lui-même tourne en
rond...(Le reconfinement qui nous est imposé n'en est-il pas la meilleure
illustration ?)
Que
nous dit Nietzsche ?
Nietzsche
et la philosophie de l'éternel retour... «Mes amis, nous dit-il, je suis
celui qui enseigne l'éternel retour....J'enseigne que toutes choses
éternellement reviennent et vous-mêmes avec elles et que vous avez déjà été là
un nombre incalculable de fois et toutes choses avec vous...» Il y a là
peut-être une forme d'éclairage : pourquoi essayer d'apprivoiser le temps
puisque de toute façon toutes choses qui nous sont advenues reviennent
d'elles-mêmes ! En quelque sorte le temps s'autoapprivoiserait...
On
peut cependant faire la même remarque : n'y a-t-il pas chez Nietzsche confusion
entre le temps, donnée immatérielle et les moments que nous vivons qui sont des
données purement matérielles ?
-3-
Le temps ? C'est de l'espace...
J'ai
trouvé chez Etienne Klein une formulation simple de la notion d'espace -temps,
telle qu'elle a été formalisée par Newton. Ce dernier suppose que le temps n'a
qu'une dimension et son argument est simple : un seul nombre suffit pour dater
un événement physique. « Il n'y a donc qu'un seul temps à la fois,
précise Etienne Klein, et comme il ne cesse jamais d'y avoir du temps qui passe
on le représente par une ligne parfaitement continue. Le temps se
trouve ainsi assimilé à un flux composé d'instants infiniment proches succédant
les uns aux autres». C'est bien sûr une position particulièrement
rassurante mais qui là aussi vacille devant l'analyse : «Comment
puis-je à la fois être dans le présent et prendre suffisamment de recul pour
m'apercevoir que le temps passe ?» Saint Augustin.
On
semblerait mélanger deux paramètres a priori indissociables : si le temps est
irréversible, ce qui est finalement la marque de notre impuissance, l'espace
lui est réversible : on peut aller d'un point A à un point B et revenir...
-4-
Le temps ? C'est le chronomètre de notre existence...
A
ce niveau de notre recherche je ne peux évidemment pas passer sous silence
l'image de Kronos (...Chronos...) avalant ses enfants pour éviter qu'ils ne se
débarrassent de lui comme lui-même l'avait fait avec Ouranos. On sait ce qu'il
en est advenu puisque Zeus en a réchappé...
On peut au moins en
tirer une leçon : on ne peut arrêter le temps, et on a beau essayer de tuer le
temps, au final c'est le temps qui l'emporte !
En
fait, un constat s'impose : au fil des années, le temps semble passer plus vite
au fur et à mesure que l'on vieillit. Ce constat a du sens : lorsque l'on a 10
ans une année ne représente finalement que 10% de notre vie ce qui peut sembler
très long. A 50 ans, une année ne représenterait donc plus que 2% de notre vie
et nous semble durer 5 fois moins longtemps.
Des
mathématiciens ont même poussé le raisonnement jusqu'à mettre ce constat en
équation : cela vaut ce que cela vaut bien sûr, mais on aboutit à une équation
du genre : DAA (Durée Apparente d'une Année = A (Année)/ AR (Age réel) d'où il
ressort que la durée apparente d'une année est inversement proportionnelle à
l'âge réel d'une personne...
Socrate au secours !
C'est
maintenant au groupe de découvrir Sa vérité (...la maïeutique socratique..)...
Alors bien sûr on pourrait explorer d'autres voies que celles que je
vous propose : le temps c'est de l'argent...Le temps c'est l'histoire des
hommes...(Marx)...Le temps c'est la recherche quotidienne du plaisir
(Epicure)...On pourrait bien sûr faire preuve également d'un matérialisme à
toute épreuve et considérer le temps comme une matière en soi....
Alors
je dirais simplement : on ne peut pas apprivoiser le temps,
on peut apprivoiser son temps ! Nous osons
penser que le temps passe parce que nous l'avons dompté par les aiguilles de
notre montre, alors que tout tend à démontrer que c'est nous qui
passons...Arrogance de l'esprit humain...
Merci de m'avoir accordé un peu de votre temps...
Jacques Eskénazi
Royan
Novembre 2020