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Café philo du 16 février 2023 sur le thème de "L'ennui"

Rédigé par Elizabeth Aucun commentaire
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Jeudi 16 février en soirée, "Les Rendez-vous Littéraires de Royan" ont organisé un de leurs fameux "Cafés philo", animé par Jacques Eskénazi et Danièle Leblanc (tous deux membres du Conseil d'Administration de l'association), au "Ciel de Royan", lieu de réunions situé rue des Congrès.

Voici le résumé de ces deux interventions qui ont passionné la trentaine de participants :

Danièle Leblanc et Jacques Eskénazi ont exploré les différentes facettes de "l'ennui"

Le public au "Ciel de Royan"

 

«L'ennui» selon MORAVIA et SCHOPENHAUER

Jacques Eskénazi

L'ennui, c'est un peu comme l'inspiration...ça peut vous tomber dessus sans avertissement préalable. Ça démarre un peu comme si une main invisible vous mettait à l'écart d'un groupe, d'une situation donnée, d'un moment de vie.Vous étiez là il y a cinq minutes, et puis tout d'un coup vous n'y êtes plus, intellectuellement je précise : vous vous ennuyez. Qui ne s'est jamais ennuyé, que ce soit seul, en groupe , ou en couple?....

Nous avons tous le même repère cinématographique: Anna Karina et Jean Paul Belmondo dans LE «Pierrot le fou» de Jean Luc Godard....L'endroit est idyllique: mer bleue, ciel d'azur, la plage, Anna Karina et Bebel sont ensemble, ils s'aiment et pourtant Anna Karina s'ennuie: « Qu'est ce que j'peux faire? j'sais pas quoi faire, j'm'ennuie....» répète-t-elle en allant et venant sur la plage.

Voila bien une situation qui nous interpelle: l'endroit est propice au bonheur le plus parfait et pourtant l'un des protagonistes «dérape»: il n'est plus en situation, il s'ennuie...

Voila donc posé le point de départ de notre réflexion, en fait l'idée de départ de ce café philo !

Si le thème de l'ennui n'a pas été si souvent abordé par les gens de lettres c'est qu'il est a priori peu «vendeur»: bien sûr on le retrouve chez Flaubert (Madame Bovary), Chateaubriand (Mémoires d'outre tombe, René) ou Baudelaire (Le Spleen), mais les principaux ténors de la littérature française ou étrangère ( Hugo, Shakespeare, Dostoïevski....) y sont moins sensibles en tout cas dans sa forme la moins paroxystique. Il n'y a pas de pathos, pas de violence, pas de lyrisme, pas de passion tumultueuse, quand surgit l'ennui c'est le vide qui s'installe, et non les pulsions chaotiques de l'âme !

D'ailleurs, si l'on en croit la définition qu'en donne le Larousse par exemple, on peut entendre par ennui «… tout ce qui tourne autour du désagrément ou de la contrariété passagère (...avoir des ennuis avec ses proches, des ennuis mécaniques avec sa voiture...) mais aussi la lassitude morale et l'impression de vide produites par le désœuvrement, le manque d'intérêt, la monotonie...»

Idem pour Wikipédia:«... l'ennui se présente sous la forme d'un état émotionnel ou psychologique vécu par une personne dont l'occupation quotidienne est dépourvue d'intérêt voire monotone...»

Une reflexion délibérément inspirée de Moravia et Schopenhauer

Alors pour nous aider dans notre réflexion, Danièle et moi avons choisi délibérément deux penseurs pour référence: le romancier Alberto Moravia et son roman «L'ennui» justement, et le philosophe Arthur Schopenhauer (« Le monde comme volonté et représentation») pour qui : « la vie, comme un pendule, balance de gauche à droite entre la souffrance et l'ennui». Cela ne signifie pas que nous ne serons pas amenés à citer tel ou tel autre penseur mais ces deux là ont nourri l'essentiel de notre réflexion car ils y ont consacré une partie importante de leur œuvre

Avant de laisser la parole à Danièle, je soulignerai que c'est une grande première dans l'histoire de notre café philo puisque c'est la première fois que nous confrontons « à 4 mains » l'opinion d'un romancier et celle d'un philosophe sur le même thème.

J'espère au moins que vous n'allez pas vous ennuyer.....

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Danièle Leblanc-Garnier - L’Ennui et Moravia

. Situation du roman dans l’œuvre de Moravia

« L’Ennui » d’Alberto Moravia a été publié en 1960, 6 ans après «Le Mépris ». C’est un roman qui a été plusieurs fois adapté au cinéma, notamment par Cédric Kahn avec Charles Berling en 1998. Il y avait eu auparavant une première version de Damiano Damiani en 1963, L’Ennui et sa diversion, l’érotisme.

. Biographie rapide de Moravia

Moravia est né à Rome en 1907 dans un milieu disons de la moyenne bourgeoisie, son père était architecte, et il est mort également à Rome en 1990 (83 ans). A l’âge de 9 ans, il est atteint de tuberculose osseuse. C’est important car cela va faire de lui un enfant solitaire, l’empêchant d’aller à l’école, fréquentant les sanatoriums et lisant beaucoup (Dostoievsky). Il écrit son premier roman Les Indifférents, à l’âge précoce de 18 ans, roman dans lequel on trouve déjà les thèmes de prédilection de Moravia. Il a mené une double carrière d’écrivain et de journaliste. Son œuvre est abondante: une trentaine de romans (parmi les plus connus: Le Mépris, La Désobéissance, Le Conformiste), une trentaine de recueils de nouvelles, des essais et des pièces de théâtre. Il a été comme on dit « compagnon de route » du parti communiste sans y avoir néanmoins jamais adhéré. Enfin il fut le mari d’Elsa Morante des années 40 à 60.

. La définition de l’ennui chez Moravia

Le récit, écrit à la première personne, s’articule autour du personnage de Dino, un jeune homme né en 1920 appartenant à une riche famille. Il vit avec sa mère dans une somptueuse villa et il occupe ses journées en se consacrant essentiellement, mais avec peu d’enthousiasme, à la peinture. En effet, Dino, est affublé depuis sa prime jeunesse d'un mal qui le ronge et qu’il nomme l’ennui, mal qu'il définit lui-même au début du roman comme « l’impossibilité d'établir un lien concret avec les objets et les personnes ». Cf définitions de l’ennui p 52…64 etc…

. Bref résumé du roman.

Quand le roman commence, Dino décide de quitter le giron familial et maternel. Il ne se sent pas à sa place dans cet environnement vicié par le luxe et les apparences, un monde symbolisé par la figure maternelle, contre laquelle il sera en conflit tout au long du récit. Il emménage alors dans un atelier et il s’avère qu’il a pour voisin un autre peintre d’une cinquantaine d’années: Mauro Balestieri. Celui ci peint des nus féminins assez racoleurs et commerciaux.

Dino s'aperçoit très vite que le nombre de modèles décroît, pour se limiter enfin à une seule et unique personne : Cecilia, jeune fille à la beauté naturelle et sans artifice, avec un visage d’enfant et un corps de femme mûre. Peu de temps après l'emménagement de Dino, Balestieri décède dans de mystérieuses circonstances. Dino, intrigué par la figure énigmatique de Cecilia et aussi par les rumeurs qui mettent la mort du vieux peintre sur le compte de la passion débordante qu'il vouait à sa jeune modèle, décide de la séduire. Débute alors une relation purement sexuelle entre eux où, pour faire court, l’ennui cédera progressivement la place à l’obsession voire à la folie…

Cecilia s’avère être une jeune fille au caractère placide, inconséquente, sans intériorité, détachée du monde comme de toute recherche de bien-être matériel. N'ayant aucune prise sur elle, Dino tentera tout au long des neuf chapitres qui constituent le roman de se l'approprier aussi bien physiquement que psychologiquement. Mais toutes ses tentatives vont échouer. D’une façon ou d’une autre, Cécilia lui reste inaccessible.

Dans les dernières pages, Dino tente de mettre fin à ses jours en percutant volontairement un platane au volant de sa voiture. Il échappe miraculeusement à la mort mais cette expérience le transforme : il se résout à « un désespoir total, mais calme, et pour ainsi dire stabilisé »… « J’étais allé vraiment jusqu’aux ténébreuses régions de la mort; j’en étais revenu; désormais bien que sans espoir, il ne me restait plus qu’à vivre ». Désormais il attend Cécilia sans plus désirer la posséder ni la réduire à lui-même. Il accepte qu’elle vive en dehors de lui et il s’en réjouit, comme il se réjouit de l’existence de l’arbre qu’il contemple de son lit. « Je m’aperçus… que j’avais complètement renoncé à Cecilia; et chose étrange à dire, c’était à partir de ce renoncement que Cecilia avait commencé à exister pour moi ».

. Sources et influences philosophiques de L’Ennui.

 - Sartre

Moravia a cherché tout au long de son œuvre à élucider ce qui lui paraissait être le problème principal de son époque : l’insatisfaction de l’homme moderne et sa difficulté à saisir et comprendre le réel. Dans un style souvent monotone mais précis, il a poursuivi, dans ses romans, essais ou pièces, l'étude de ce thème auquel il donne différents noms: aliénation, carence vitale, vide, dégoût de vivre, indifférence ou ennui, inattention ou encore angoisse (et qui ressemble furieusement à de la dépression ou encore à une forme d’autisme, dans l’acception usuelle de ces termes et non pas pathologique ).

Le roman commence par un prologue qui pose la base philosophique du roman. Et tout particulièrement le sens que revêt le concept d'ennui pour Dino. Les chapitres qui suivent racontent et expliquent sous la forme d’un monologue une expérience de vie. En cela on peut rattacher L’Ennui à l’existentialisme sartrien. Moravia se qualifiait lui-même de « réaliste existentialiste ». Il disait: « Chacun a une clé pour comprendre la réalité. Balzac c’est l’argent, moi c’est plutôt les femmes. ». Et puis on va dire que ce sont les idées qui flottaient dans l’air intellectuel de l’époque…

L’idée principale de l'existentialisme tel que Sartre le définit est, comme chacun sait…, que « l’existence précède l'essence ». Ce qui signifie que l’être humain en lui-même n’a pas de valeur ou de sens. Autrement dit qu’il n’y a pas de « nature humaine ». C’est à travers nos expériences que nous devenons peu à peu des êtres « distincts », responsables de nos choix et de nos actes. De fait c’est un peu le processus suivi par notre « héros » (ou « antihéros). On peut dire d’ailleurs que Dino ressemble beaucoup à Roquentin, le personnage de la Nausée. Il peut aussi par certains côtés rappeler le personnage de Meursault dans L’Etranger. (Cf. Pierre Zima - L’Indifférence Romanesque - Sartre, Moravia, Camus).

-  Marx

On peut aussi faire de L’Ennui une lecture « marxiste » ou disons marxisante… L’idée que le rapport à la réalité s’obtient par la possession, est un élément tout à fait bourgeois et capitaliste. La description du monde de sa mère notamment est celle d’un monde refermé sur lui-même (autrement dit sans rapport avec le réel). Dino dit mépriser l’argent, mais il ne rechigne pas à dépendre de sa mère et même à la voler. Le roman souligne ainsi constamment qu’on n’échappe pas à sa classe sociale. Dino peut bien cracher sur les riches, il est riche. Il voudrait ne plus l’être, que cet état de fait le rattraperait toujours. Cf. p 90 p 164

On voit que Dino, toujours dans une tentative de s’approprier Cecilia, décide à un moment d’entretenir avec elle des relations tarifées, espérant ainsi établir entre eux le rapport de domination d’un client envers une prostituée. Mais Cecilia manifeste un détachement tout à fait singulier face à l’argent: elle ne s’offusque pas de l’initiative de Dino, mais elle oublie régulièrement les billets, les perd ou les dépense de façon totalement décomplexée avec un autre amant. Au comble du désespoir, Dino finira par la demander en mariage, espérant que sa frustration et son obsession se dilueront dans la banalité du quotidien. Autrement dit, Dino ne souhaite qu’une chose c’est retrouver l’ennui dans lequel il trempait jusque là. Il y a donc dans l’ennui, une notion de régression. Mais Cecilia décline sa demande. Finalement, Dino, au comble de la jalousie et de la folie, recouvre de billets de banque (qu’il a d’ailleurs volés à sa mère…) le corps de Cecilia, ce corps dont ni l’acte sexuel, ni les interrogatoires frénétiques, ni l’argent, ni la demande en mariage ne lui auront assuré la pleine possession. )

- Freud

Il est évident qu’avec l’immaturité de Dino, son obsession sexuelle, surajoutée à sa relation délétère avec sa mère, une interprétation freudienne s’imposerait. D’autant que Moravia est un grand lecteur de Freud.

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 Nous allons maintenant considérer l'ennui dans un sens moins «littéraire», plus «philosophique»....

Écoutons pour cela André Comte Sponville ( Dictionnaire philosophique, P340) et sa définition philosophique de l'ennui.

« C'est une expérience du temps, mais réduit à lui même comme s'il était quelque chose en dehors de ce qui dure et change. On s'ennuie quand le temps semble vide : parce que rien n'arrive, parce qu'on n'a rien à faire ou parce qu'on échoue à s'y intéresser. Souvent c'est parce qu'on attend un avenir qui ne vient pas ou qui vient trop lentement pour notre goût....On s'ennuie quand on est séparé d'un plaisir par son attente...Mais on s'ennuie aussi bien souvent quand on n'attend plus rien, quand on n'est plus séparé du bonheur par aucun manque. C'est l'ennui selon Schopenhauer... »

SCHOPENHAUER, chantre de l'ennui?...

Quelques mots de présentation pour ceux d'entre vous qui le connaissent au moins de nom, mais n'ont peut-être pas eu l'occasion d'approfondir sa pensée.

Philosophe allemand né en 1788 à Dantzig ( ...aujourd'hui Gdansk en Pologne...) mort en 1860 à Francfort, il laisse derrière lui une œuvre considérable dont «Le Monde comme Volonté et représentation» est le pilier majeur.. Son influence sur la pensée moderne est encore tres réelle même si elle a été marquée- hélas pour lui, et bien qu'il s'en soit systématiquement défendu- par un pessimisme évident.

Il nous suffit pour cela, quitte à être particulièrement réducteurs, de reprendre l'un de ses «credo» existentiels :

« La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui; ce sont les éléments dont elle est faite en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même: les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l'enfer, pour remplir le ciel n'ont plus trouvé que l'ennui...»

Alors pourquoi un tel pessimisme alors même qu'il rédigeait dans le même temps un «Art du bonheur» . C'est qu'il part d'un constat clair et incontournable : tout au long de leur existence les hommes s'efforcent d'assurer leur survie, se nourrir, trouver un toit, répondre encore et toujours à toutes sortes d'exigences vitales. La vie se présente ainsi pour le plus grand nombre comme «un combat perpétuel pour l'existence avec la certitude d'être enfin vaincus». Le naufrage est irrémédiable sur «cette mer pleine d'écueils et de gouffre»

Dans la foulée, si j'ose dire, il oppose irrémédiablement désir et ennui, bonheur et souffrance. Nulle satisfaction ne dure : quand nous recherchons un objet de désir nous souffrons de ne pas l'avoir, quand nous l'obtenons nous ne trouvons ensuite que l'ennui. La satisfaction du manque conduit au manque du manque : le vide et l'ennui à nouveau. CQFD....

Du noir foncé au noir clair...

Pour Schopenhauer, l'ennui constitue un vrai malaise social dont les conséquences ne sont pas à négliger : A la longue, remarque-t-il, il met sur les figures une véritable expression de désespérance» qui peut conduire à la rébellion, au crime, à toutes formes d'addictions...et même parfois au suicide.

Alors Schopenhauer c'est une philosophie de l'ennui peinte en noir?

Heureusement pour nous, il y a dans ce noir sans nuances une petite lueur d'espoir, bien ténue il faut bien l'avouer: c'est le principe de sociabilité. L'ennui nous dit-il «a assez de force pour amener des êtres qui s'aiment aussi peu que les hommes entre eux à se rechercher malgré tout»

Pascal et le divertissement

Je pourrais en rester là bien sûr et plomber soigneusement notre café philo....Mais je vous avais promis en préambule d'évoquer même brièvement au moins une philosophie majeure, un contrepoids en quelque sorte...

J'ai choisi pour cela de faire appel à Pascal. Pourquoi Pascal ? Parce que pour lui: «La seule chose qui nous console de notre misère est le divertissement et cependant c'est la plus grande de nos misères . Car c'est cela qui nous empêche principalement de penser à nous», c'est à dire de prendre conscience de notre néant. Dés lors, en nous donnant l'illusion d'être heureux, le divertissement nous détourne de l'ennui. Or seul l'ennui nous permettrait de chercher comment sortir de notre condition misérable, et nous mettrait sur la voie qui mène à Dieu.

Voila bien donc la distinction fondamentale entre ces deux philosophies, sur ce point précis en tout cas : l'ennui selon Schopenhauer, quand on peut y échapper, conduit à la vie en société, l'ennui selon Pascal, quand on peut le transcender, conduit à Dieu...

Étonnant non? Et donc?....

Il nous reste maintenant à trouver notre propre interprétation de l'ennui :

  • L'ennui n'est-il que vide et incommunicabilité comme nous le dit Moravia ?

  • L'ennui n'est-il que désespérance sur le dur combat de notre existence comme cherche à nous en convaincre Schopenhauer ?

  • L'ennui serait-il la seule voie menant à Dieu comme le suggère Pascal ?

  • Et surtout pour démarrer notre discussion : l'ennui nous est-il personnel (...je m'ennuie parce que je n'ai pas de projets …) ou imposé par la société et ses tâches répétitives (…métro, boulot, dodo...) ?

 

Bonne réflexion!

 

Jacques Eskénazi et Danièle Leblanc-Garnier Royan, le 16 Février 2023

 

 

 

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