☕ 24 novembre 2015 : 51ème séance des rendez-vous littéraires de Royan
De la dive bouteille en littérature, " Un singe en hiver " du roman d'Antoine Blondin au film, sur une proposition originale de Thierry Peyron,
Un singe en hiver
Invité : Thierry Perron
Un extrait que j'aime bien parce qu’il encense les femmes.
Thierry Perron
Tandis que nous longions la corniche, j’ai ressenti une sorte d’impatience sans espoir, de celles qui font dire : « Finissons-en tout de suite », et j’ai compris que j’approchais d’un but, sans bien discerner lequel. Il s’était mis à pleuvoir. À la faveur d’une trouée de nuages, Tigreville m’est apparue comme un gros pâté entamé où piochaient des flots laborieux. Là, je pourrais faire mon trou. Il n’y avait pas une âme dans les rues. Un léger nuage de sable cavalait sous les roues de la voiture ; nos phares démasquaient des villas fermées, offusquaient des fenêtres aveugles. Aucun signe sur ce tableau noir ne m’indiquait le toit sous lequel mon enfant dormait. Pourtant, elle était là, quelque part, en avant-garde, et nous serions bientôt deux qui nous donnerions du courage.
Ce qui m’a réchauffé en arrivant au Stella, c’est d’abord la présence de Mme Quentin. Dans une certaine mesure, les personnes d’âge me rassurent, surtout les femmes, car les hommes demeurent longtemps à la merci d’un coup d’enfance. Il s’est produit récemment en moi un phénomène de sérénité à l’égard de ces problèmes du vieillissement, que j’attribue à de fréquentes méditations sur ma mère. On ne conçoit pas aisément qu’on ait pu être l’enfant d’une jeune femme, surprise : on se croyait le fils de cette ménagère à toute épreuve, on est celui d’une danseuse de charleston ; beaucoup ne s’en douteront jamais. Cette révélation qui éblouit et inquiète, on ne l’éprouve pas dans les albums de photographies, mais en remontant la piste encore fraîche des rides, en décapant les sourires. Désormais, il m’est naturel de retrouver dans les vieilles dames, les demoiselles qu’elles ont été et un penchant prudent m’incite à soupeser dans les jeunes filles les vieilles dames qu’elles deviendront ; je me détache d’un présent trop glouton ; je n’avale plus tout rond les bouchées de l’existence ; je la survole mieux.
- Quentin avait commencé à sucer des bonbons peu après qu’il eut décidé de cesser de boire. Un lundi de Pentecôte, un client de passage lui enseigna ce dérivatif. Il le remercia en lui offrant un verre. Car ce client-là continuait de picoler, comme presque tous ceux du Stella, et c’est ce qui élevait le prix de la conversion de Quentin, surtout dans les débuts où il lui fallait se cramponner à son bureau de la réception quand l’apéritif ramenait les hommes au café de l’hôtel.
— Albert, je te prie, j’ai besoin de toi aux cuisines.
Le visage providentiel de Suzanne Quentin apparaissait sur le seuil de l’office. Le sacrifice consenti par son mari l’embellissait. Cette âme fondante avait dû prendre de son côté quelque résolution. Elle était passée de la résignation à l’espérance sans conditions. Dans son idée, le ménage était en voie de refaire sa vie. Le monde ignorait à quel point elle se sentait disponible, sauf pour l’irréparable enfant qu’à deux reprises elle n’avait su achever.
Mieux, le 13 juillet 1944, une conjuration de projectiles s’assembla sur Tigreville, enjeu dérisoire. Des villas qui n’avaient pas vu le soleil depuis l’impératrice Eugénie s’ouvraient comme des maisons de poupées au soleil de minuit ; le clocher fendu en deux découpait sur l’horizon une silhouette de plongeoir ; le casino de pacotille sautait à tout-va. Dans le brouillard sulfureux qui enveloppait la falaise, Quentin devina que l’œuvre de sa vie étroite menaçait de s’écrouler, et avec elle le bavardage et l’écœurement des jours. L’oiseau de l’avenir, malheureux dans sa cage, se reprit à chanter sur la plus haute note. La déchirure allègre et poignante d’un divorce s’installa chez Albert. Ce qu’il n’avait pas eu l’audace ou le dégoût d’entreprendre, boucler son sac, claquer des portes, lui dont le métier profond était de maintenir la sienne ouverte, la bataille était en train de le prendre à sa charge. Là-bas, des comparses se massacraient pour rectifier son destin. La vieille guerre crochue adoptait enfin ce visage magique où un coup de canon, comme un coup de baguette, change les citrouilles en carrosses et en charrettes à bras. Le bel oiseau de l’avenir s’en donnait à cœur joie.
Pourtant, Quentin se sentait peu enclin aux galipettes, surtout en société. Ce que l’aventure laissait présager de comparutions devant les tribunaux intimes, tous ces jurys quotidiens qui vous voient venir, la vanité en lui de cette grande espérance d’entreprendre si noble chez l’adolescent, l’accablèrent brutalement. Jadis, la République lui avait offert sa part de tropiques, de saké, de congaïs. Bon. Mais quand on s’en remet à la R.A.F. ou à la Luftwaffe du soin de briser des chaînes de trente ans, c’est qu’on est fait pour elles. Vers trois heures du matin, comme il évoquait Suzanne en exil, assise sur ses valises, au pied d’une basilique, victime désignée pour les soupes populaires, la perspective de s’en aller sur les chemins avec cette innocente lui parut atroce. Les événements semblaient décidés à ne pas le consulter ; il avait trop peu d’arguments à jeter sur le tapis, sauf à offrir en holocauste le jardin farouche de l’ivresse, ces arpents tourmentés où il avait sa tanière. Il n’hésita pas à jouer son royaume en l’éclair d’un instant : « Si je rentre dans mon hôtel, si Suzanne à la tombée du jour rallume l’enseigne, qui est notre signe de vie, si un voyageur attiré par cette veilleuse me demande sa clef, jamais plus je ne toucherai à un verre, jamais plus !… » Le nom de Dieu invoqué sur ce serment d’ivrogne s’était perdu dans le fracas du bombardement, à travers lequel Quentin, la figure enfouie sous son bataclan, écoutait passionnément bruire contre son oreille le pouls métallique des petites cuillères.
Quentin voyait l’humanité sous la forme d’un troupeau interchangeable, dont les individus ne tiraient leur singularité que des manies les plus futiles. Mais lorsque Fouquet avait débarqué, la chambre 8 s’était mise soudain à vivre d’une existence particulière, comme en marge du reste de l’hôtel ; elle était devenue la chambre de M. Fouquet ; peut-être continuerait-on de la nommer ainsi l’hiver durant, lorsqu’il serait parti, et qu’on n’attendrait plus rien.
Extraits du chapitre1
Un singe en hiver est un roman paru en 1959 aux éditions de la Table Ronde et ayant reçu le Prix Interallié la même année (puis réédité aux éditions Gallimard, coll. Folio en 1973).
Ce roman est connu du grand public grâce au film d'Henri Verneuil, Un singe en hiver, datant de 1962 et mettant en scène Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo.