L’Europe,
l’Europe, l’Europe (Complément d’enquête : 1ère partie)
Merci à Madame la Présidente
des RDV littéraires et, last but not least, au webmestre Monsieur
Gérard, de nous permettre d’apporter une contribution écrite aux débats qui ne
peuvent qu’être superficiels et tronqués, dès lors qu’une seule demi-heure leur
est consacrée après chaque rencontre !
Du mythe au concept
Du concept à la conception
De la conception à la réalisation
Dans une seconde partie qui suivra :
De la réalisation aux défis internes et externes
I.- Dis, maman, c’est quoi l’Europe ?
Petit rappel : Elle est
d’abord un mythe grec qu’il convient de décrypter : Europe
(prononcer Europè), princesse phénicienne, est
séduite et enlevée par Zeus qui a revêtu l’apparence d’un taureau blanc aux
cornes dorées. Gerold Dommermuth-Gudrich
(50 Klassiker Mythen:
Die großen Mythen der griechischen Antike) fait remarquer que la version romaine du mythe
est orientale : Europe est l’incarnation de Ishtar/Astarté, déesse de
l’amour, vénérée par les Phéniciens. Ce mythe garderait la mémoire des pillages
menés par les Doriens sur les côtes de Phénicie et du rapt des jeunes filles.
(Cf. Hérodote qui attribue également les guerres entre Perses et Grecs à
l’enlèvement de jeunes filles. Quant à Europe, elle aurait été enlevée pour
venger le rapt de Io par les Phéniciens.)
Pour revenir au mythe, les
frères d’Europe sont mandés par le roi, leur père, pour récupérer la jeune
fille enlevée contre son gré et sexuellement abusée par Zeus sur le rivage de la
Crète. L'évocation du nom d'Europe en Béotie, en Macédoine et en Thrace
correspondrait au périple de Cadmos, l’un des frères de la princesse
phénicienne. Europe, de son côté, met au monde trois fils, dont Minos, roi de
Crète. Elle est donc la mère de l’éblouissante civilisation crétoise (du
troisième millénaire à 1400 ans avant notre ère). Cette civilisation, tout
comme le mythe, se trouve donc au carrefour du Proche-Orient et de l’Europe
géographique. Par ailleurs, pour Françoise Frontisi-Ducroux,
helléniste et mythologue, le nom d’Europe (racine sémitique ?) aurait
existé avant le mythe qui vient l’incarner et désignerait des territoires à
l’Ouest. Le mythe primordial dessine donc une Europe aux contours réduits et
très flous
Pour la
féministe Françoise Gange, l'enlèvement et le viol d'Europe marqueraient le
passage de l'ère du féminin sacré à celui de la toute-puissance masculine (La guerre des dieux contre la mère universelle). J’y verrais, personnellement, plutôt l’empreinte de la
civilisation phénicienne (fondation de Thèbes par Cadmos, sans compter les
nombreux comptoirs maritimes) sur les territoires situés sur la rive nord de la
Méditerranée et au-delà.
Vous trouverez - comme moi - tous ces éléments
détaillés en entrant Le mythe d’Europe dans la littérature, Odysseum sur le net, ainsi qu’une foultitude de sites
offrant une présentation exhaustive des oeuvres d’art que le mythe a
inspirées !
Géographiquement, l’Europe représente un continent dont la délimitation
fait problème. L'une des références les plus anciennes à l'Europe, en tant que
zone géographique, se rencontre dans l'Hymne homérique à Apollon (fin du
VIIIe siècle - début du VIIe siècle av. J.-C.). Pour citer Wikipédia, le terme
« Europe » fut utilisé par les anciens Grecs pour définir l’aire
géographique à l’Ouest et au Nord de la Grèce pour se déplacer progressivement
jusqu’aux Colonnes d’Hercule (= le détroit de Gibraltar). Aujourd’hui, on
considère que cette aire géographique, délimitée par l’Atlantique à l’Ouest, la
Méditerranée au Sud, s’étend jusqu’aux monts Oural, englobant des nations
présentant au minimum une communauté de mémoire et de mythes, des cultures
proches, des liens religieux, historiques, économiques et artistiques qui en
font un tout homogène sur la base de la civilisation judéo-chrétienne, mais non
monolithique, avec des cultures gréco-latine, celtique, germanique ou slave. Et
puisque la carte de la nouvelle Russie s’étend toujours jusqu’au Kamtchatka et
Vladivostok, pourquoi ne pas inclure ces plaines d’Asie dans une future Europe
définie sur le plan politique plus que géographique ? Nan, j’rigole !
Ce n’est qu’une boutade innocente. Mais on peut rêver..., car l’Europe – vous
l’aurez compris – est surtout une Idée au sens platonicien du
terme, un concept qui se heurte à une réalité mouvante au gré de l’Histoire
plus que définie par une géographie sur laquelle les historiens anciens ou
modernes ne s’accordent pas. Aussi, pour construire l’Europe politique, encore
faut-il le vouloir/pouvoir, c’est-à-dire « faire Nation » au-dessus
des nations. (Je relis cette phrase plusieurs semaines après
l’avoir écrite et peux ainsi mesurer à quel point, à ces jours de l’invasion
russe en Ukraine depuis le jeudi 24 février 2022, elle était tristement et prémonitoirement vraie... Pour la Russie de M. Poutine, orthodoxe
et eurasienne, l’Europe est l’ennemie à abattre ; pour l’Ukraine,
berceau de la Russie orthodoxe, l’intégration à l’Europe occidentale en tant
que république libre et démocratique est devenue un but ouvertement affiché et
revendiqué. Ce qui signifierait entrer par la bande dans l’OTAN... )
Il y a donc deux Europe.
Il existe deux modèles principaux pour étudier le concept
de nation. Le premier est issu de la philosophie allemande du
début du XIXe siècle, défendu par Johann Gottlieb
Fichte, selon lequel les membres d'une nation ont en commun des
caractéristiques telles que la langue, la religion, la culture, l'histoire, voire les origines ethniques – tout cela les différenciant des membres des autres nations..Le second, lié à la Révolution française, provient de
la philosophie française du XVIIIe siècle et des Lumières et insiste sur la volonté du « vivre
ensemble » – la nation étant alors le résultat d'un acte d'auto
définition. C'est aussi la vision d'Ernest Renan.
II.- À la recherche de ce qui,
en Europe, unit les différents territoires :
France, mère des arts, des armes et des lois, s’écriait Joachim du Bellay, au XVIe
siècle. On pourrait reprendre ces termes pour l’Europe. Mais, à la base,
il y a la/les langues, les moeurs, puis le
christianisme qui épousera au fil des siècles les contours d’une géographie qui
ne cessera de s’étendre, vers l’Ouest, le Nord, puis l’Est vers l’Asie.
Les langues européennes sont
d’origine indo-européenne, sauf le finnois, le hongrois et cette langue
mystérieuse des premiers ( ?) occupants du massif pyrénéen, le basque.
Pour ce qui est de l’unité religieuse, on peut dire grosso modo que l’Europe était païenne à l’époque où
l’Orient, l’Asie Mineure, le Proche-Orient ainsi que la rive sud de la
Méditerranée se christianisaient sous l’égide des empereurs romains d’Orient
(Byzance et l’orthodoxie) et/ou d’Occident sous l’égide des Papes et du
catholicisme romain. L’Europe païenne s’est peu à peu convertie au
christianisme (catholique à l’Ouest et orthodoxe à l’Est) tandis que, dans une
dialectique civilisationnelle inversée, les premiers pays chrétiens d’Orient,
d’Asie Mineure et du Proche Orient s’islamisaient à marche forcée, sauf le
peuple arménien et quelques poches de résistance en Égypte (l’Église copte), en
Éthiopie et en Syrie. Ces trois religions ont buté l’une sur l’autre dans les
Balkans, entraînant des conflits récurrents jusqu’à nos jours (= guerres de
religions), tandis que les deux principales religions chrétiennes des premiers
siècles de la christianisation se sont affrontées sur les territoires slaves,
délimitant de façon fluctuante et conflictuelle leur aire d’influence entre la
Pologne catholique et l’Ukraine, berceau de l’orthodoxie russe (Kiev avec son
monastère Saint-Michel-au-Dôme-d’Or, joyau du baroque
cosaque, ou sa cathédrale Sainte-Sophie, classée par l’UNESCO), jusqu’à la
déflagration actuelle. Pourtant, on l’avait vue, cette Europe christianisée, se
recouvrir du manteau blanc des églises, d’abbayes et de monastères à vocation
civilisatrice.
Petit rappel historique :
Byzance, qui sort d’une guerre sanglante de trente ans avec la Perse sassanide,
est déchiré entre l’orthodoxie chrétienne officielle et « l’hérésie »
monophysite, très présente en Égypte et en Syrie. Dans ce contexte, les
conquérants arabes poussés par une dynamique victorieuse ne rencontrent guère
de difficulté pour s’approprier la Syrie, l’Asie mineure byzantine et l’Égypte,
avec notamment la conquête de la capitale de la province byzantine, Alexandrie,
en 641. À partir de là, l’expansion arabe pourra se poursuivre en direction de
l’ouest, jusqu’au Maghreb et à la péninsule ibérique.
Cette
situation change radicalement avec les croisades lancées en 1095 dans un
mouvement visant à la « reconquête » de la Terre Sainte par les
chrétiens d’Occident. L’Empire byzantin y voit surtout une menace qui culmine
en 1204 lors de la quatrième croisade et la prise de Constantinople par les
croisés appelés Latins ou Francs. Puis, ébranlé par des dissensions internes autant que par
des coups extérieurs – de la part des royaumes balkaniques et des Latins
surtout –, il n’est plus en mesure, après avoir disparu une première fois, de
lutter efficacement contre la puissance ottomane (Turcs convertis à l’Islam)
qui le met finalement à bas en 1453. La chute de Constantinople représente
plus que la fin d’un empire : elle est un véritable traumatisme pour tout
l’Occident chrétien, qui voit pour la première fois une puissance musulmane
entrer sur ses terres, peur qui culminera en 1529 avec le premier siège de
Vienne par les Ottomans. (Tatiana
Pignon, dans Les clés du Moyen-Orient, publié le 21/01/13 et modifié le
06/03/17. C’est moi qui souligne en caractères gras !)
Autrement dit, et de façon peu glamoureuse, l’Europe
devenue synonyme d’Occident chrétien, s’est définie géographiquement,
historiquement et culturellement par rapport à l’orthodoxie byzantine et,
surtout, en opposition à une civilisation montante, forgée sur une nouvelle
religion : l’Islam. On peut cependant considérer, qu’aujourd’hui, depuis
la fin des guerres de religion dues à la Réforme, la liberté de conscience est
la base même de ce qui fonde notre continent où personne ne devrait être
inquiété pour ses convictions religieuses ou pour leur absence. Je citerai Frédéric Lenoir : « La Réforme a
surtout pour conséquence d’accélérer le processus de démocratisation et,
finalement, de sécularisation de la société occidentale, en imposant un pluralisme
religieux [...] L’avènement d’un État de droit, démocratique et laïc, est la
clé de voûte des sociétés modernes... » (Comment Jésus est devenu
Dieu, Fayard, 2010, p. 328) Ce discours s’appuie sur la raison et non plus sur la
foi et va de pair avec l’humanisme.
Cet humanisme est né en Europe à la Renaissance avec la
redécouverte des Anciens (= Antiquité greco-latine) récupérés et traduits par
les Syriens chrétiens et/ou au sein de centres/écoles de traducteurs comme à
Tolède. Depuis le XIIIe
siècle, le terme École de traducteurs
de Tolède fait
référence aux différents processus de traduction des textes classiques
gréco-latins de l’arabe ou de l’hébreu en latin ou directement en castillan.
Aristote sera décortiqué dans toutes les universités du monde occidental
qui s’ouvre à la logique et à l’observation de la nature. Il ne faut pas
négliger le rôle de Pic de la Mirandole qui se proposait toujours de faire le
tour complet d'un sujet et de le considérer autant que possible sous plusieurs
angles, afin de s'en faire une idée qui fût le plus conforme possible à la
vérité. Dans son ouvrage Oratio de hominis dignitate, Pic met
l’Homme au centre de la recherche de la connaissance qui ne saurait être une
« vérité » révélée.
Marguerite Yourcenar le cite en exergue de L'Œuvre au noir :
« Je ne t'ai donné ni
visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô
Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, les
conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d'autres espèces en des
lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre
arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définis toi-même. Je t'ai
placé au milieu du monde, afin que tu pusses mieux contempler ce que contient
le monde. Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que
de toi-même, librement, à la façon d'un bon peintre ou d'un sculpteur habile,
tu achèves ta propre forme. » (Traduction de M. Yourcenar)
Plus tard, les Lumières vont être convoquées pour parachever l’émancipation
de l’Homme par rapport au dogme
religieux, avec le Code Civil presque terminé à l’avènement de
Napoléon (= Code Napoléon). En unifiant les pratiques issues de l'Ancien Régime et en les modernisant suivant les principes des Lumières, le Code civil a fondé les bases du droit moderne, tant en France que dans de
nombreux autres pays conquis lors des Guerres
napoléoniennes et dès lors
rentrés dans la tradition romano-civiliste par opposition aux pays de common law. (Wikipédia
vous renseignera mieux que moi...) Et surtout avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
après que des écrivains-philosophes eurent remis en question l’héritage de
l’ancien monde. Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, Condorcet redessinent
une Europe de la pensée libérée du carcan religieux : ils dénoncent l’esclavage,
la traite des Noirs, l’injustice et l’on se bat intellectuellement pour la
dignité humaine, la foi dans la raison et le progrès contre l’intolérance
religieuse, le fanatisme et les superstitions. On rappellera le mot d’ordre de
Voltaire : « Écraser l’infâme ! ». La justice doit
être la même pour tous, impartiale – et non plus le privilège coutumier de la
religion, du clan ou de la tribu –, dans une société « moderne ».
Toutes ces idées se sont diffusées sur tout le continent. L’honnêteté veut que
l’on rappelle qu’elles doivent beaucoup à l’Angleterre : l’Habeas
corpus (1679) et le Bill of rights (1688).
L’Europe, c’est la littérature, les lettres, et ce sont
d’abord des mythes fondateurs forgeant les États-nations, tels Roland à Roncevaux dont
l’olifant va longtemps résonner au cours des siècles. Ou le Mythe du
Graal (tantôt chaudron magique, tantôt ciboire contenant la sainte
hostie). Michel Blain, décortiquant les mythes
européens, déclare : « Le cycle de la Table Ronde a d’abord pour
fonction de donner au pouvoir royal anglais une histoire fondatrice rivale de
celle de la France. » (Douze mythes qui ont fondé l’Europe,
L’Harmattan, p.52). Jeanne
d’Arc ou la foi jusqu’à la mort, Faust et don Juan
ou la transgression à tout prix, même et surtout au prix de perdre son
âme : c’est tout cela, l’Europe.
L’Europe, c’est l’amour, et tout d’abord
l’amour courtois (= de cour), la fin’amor
du chevalier pour sa Dame de coeur, chantée par les
troubadours – idéal amoureux, chaste et hors mariage –, l’amour-passion de Tristan et Iseut,
l’amour absolu de Dante et Béatrice dans la Divine Comédie,
somme de la civilisation chrétienne médiévale inscrite dans son héritage de
l’Antiquité gréco-romaine. (Dante a forgé la langue littéraire de l’Italie,
guidé par Virgile vers sa Dame de Béatitude descendue dans le Limbe. À elle
ensuite de guider l’amant vers les Bienheureux.) L’amour en sens unique de Pétrarque
pour Laure, celui de Roméo et Juliette, autant
d’histoires qui sont devenues des mythes autour de l’amour, chaste ou charnel,
impossible ou interdit !
Mais l’Europe, c’est aussi et surtout le roman. Avec le Quichotte, Cervantès,
surnommé « le manchot de Lépante », dont la vie elle-même pourrait
donner matière à plusieurs romans (dont l’un, « Los baños
de Argel », relatant son expérience d’otage
des pirates barbaresques à Alger, se trouve être une autobiographie à peine
romancée), écrit le premier roman moderne de l’histoire, jalon indispensable
pour comprendre l’évolution de l’histoire littéraire en Occident. La
première partie, sous le titre de El ingenioso
hidalgo Don Quijote de la Mancha,
paraîtra en 1605, et la seconde dix ans plus tard pour évincer un deuxième tome
publié par un certain Avellaneda désireux de surfer sur le succès de l’oeuvre.
Cervantès prétend avoir découvert le Quichotte dans un coffre
appartenant au Maure Cide Hamete Benengeli. Il aurait fait traduire l’œuvre écrite en
arabe par un « morisco »,
c’est-à-dire un converti d’origine musulmane, trouvailles inédites qui feront
florès dans la littérature mondiale. Ce faisant, Cervantès, issu d’une
famille de juifs convertis (les conversos),
fait d’une pierre deux coups, puisqu’il convoque la légitimité du texte et ne
manque jamais de se dédouaner de ses hardiesses en matière politique,
religieuse et sociale sur le dos du présumé auteur. Vertigineuse mise en abyme.
En effet, le Quichotte n’est pas seulement une caricature des romans de
chevalerie, il ridiculise à travers son héros, qui vole d’échec en échec,
l’idéal chrétien du soldat du Christ qui prétend régler les problèmes de
l’humanité par la violence, alors que personne ne lui a rien demandé. Vantard
et colérique, impulsif et prétentieux, il se veut le défenseur des faibles, des
veuves et des orphelins pour prouver au monde son courage et la force de son
invincible bras. À la limite, son combat contre le Mal n’est qu’un prétexte
pour lui donner l’opportunité de prouver qu’il est le meilleur. Il veut
changer le monde par la violence et il ne déchaîne autour de lui que violence
en réaction à sa propre violence.
Mais il
est aussi celui qui se moque de la sorcellerie et lui oppose le libre arbitre,
en adepte de Saint Thomas par opposition au déterminisme de Saint Augustin.
« Cada uno
es hijo de sus obras »,
martèle-t-il. (« Chaque homme est l’enfant de ses œuvres »).
Dommage qu’il n’adapte pas cette belle maxime à son propre cas. Jamais il ne
reconnaît ses erreurs. Ses échecs ne sont jamais de son fait, mais la faute des
autres. Il se fait le héros/héraut auto-proclamé du « devoir
d’ingérence ». Bref, il laisse le
monde toujours en plus mauvais état qu’il n’était avant ses interventions
intempestives,
prouvant par là-même que son libre arbitre ne lui sert à rien. À quoi sert-il,
en effet, quand les frontières entre le Bien et le Mal sont si perméables et
fluctuantes qu’il devient impossible de choisir à bon escient ? Question
terrifiante laissée sans réponse. Pourquoi également cet entêtement dans une
telle conduite d’échec ?
Don Quichotte s’est aussi doté d’un faire-valoir : son antithèse, son
pendant, le balourd Sancho Panza (Nomen est omen !)
qui, pourtant, au contact de son maître, va opérer une véritable métamorphose
et se transformer en un être éduqué. De roublard ou grossier, son discours
devient raffiné, judicieux.
Le tour d’horizon de la folie de notre héros ne serait pas complet non plus
sans l’amour chaste qu’il voue à Dulcinée,
« l’Arlésienne » de l’œuvre, mais indispensable, car tout chevalier
errant se doit de porter une dame dans son cœur pour lui dédier ses exploits. À
la Duchesse de la seconde partie qui, ayant lu le premier tome des aventures de
notre héros (nouvelle mise en abyme totalement inédite et osée : la
lectrice entre dans l’histoire et la commente avec le héros !),
provoque malicieusement Don Quichotte en lui faisant part de ses doutes quant à
l’existence de cette Dulcinée, celui-ci rétorque tranquillement que l’essentiel
est que lui y croie !
Au seuil de la mort, Don Quichotte revenu de ses folies, exhorte Sancho à la raison. Trop tard ! Le couple a explosé, mais Sancho se découvre la force de continuer seul. La graine de folie qu’a semée Don Quichotte dans sa vie banale et répétitive a germé. La folie quichottesque qui consiste à se battre contre des moulins à vent, contre l’immobilisme sous toutes ses formes, n’est pas près de s’éteindre pour le meilleur ou pour le pire de l’humanité. Sancho est devenu son premier thuriféraire. Il s’est émancipé de son créateur.
Le Quichotte
est un mythe européen en même temps qu’un roman mondialement connu et
universellement admiré. Il est une métaphore de l’Europe, ses folies, ses
erreurs, ses échecs, sa prétention à imposer aux autres un idéalisme
universaliste avec ses valeurs dont beaucoup ne veulent pas.
C’est nous et notre prétention à imposer notre plus belle conquête, la
démocratie et son corollaire, les droits de l’Homme, par la force s’il le faut,
en dépit des résistances. (Et je ne parle même pas de la laïcité « à la
française », qui est le ferment essentiel du vivre ensemble prôné par
Renan, et que le monde entier – surtout anglo-saxon – observe avec suspicion.) Nous nous heurtons à la réalité
parce que les choses ne sont que ce qu’elle sont : les moulins à vent ne
brassent que de l’air et se foutent de la mouture.
Combien d’autres mythes pourraient être dénombrés !
Nous en resterons là pour plus de sobriété. Car il est temps de tourner les
yeux vers la face cachée de la lune : l’épopée à l’envers de l’Europe.
Celles des armes : guerres incessantes, rivalités, conquêtes, empires
gigantesques, colonisation d’autres continents. L’Europe est guerrière !
Pour ce qui est des guerres fratricides, voici ce que dit l’historien du
Moyen Âge, Jacques Le Goff (1924-2014) : « Une des
caractéristiques curieuses de l’histoire européenne est la combinaison entre
les guerres intestines et la recherche de la paix. Par exemple, cela a été
l’une des grandes activités de la papauté au Moyen Age que de chercher à faire
régner la paix entre les nations chrétiennes, en particulier entre la France et
l’Angleterre. Le système belliqueux européen était autant sinon plus structuré
par les trêves et les traités que par les batailles. Il est aussi juste de dire
que l’Europe a été pendant seize siècles une région de guerres fratricides que
de dire qu’elle a été le lieu d’une recherche de la paix. » (Entretien
avec Jean Quatremer, publié le 3 avril 2014 dans le
journal Libération)
Nach
Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch,
déclarait le philosophe allemand Theodor W. Adorno (Écrire un poème après
Auschwitz est barbare, in : Kulturkritik und Gesellschaft, 1949). La culture, en effet, n’a pas empêché l’horreur
absolue de se produire. (En me relisant, après des semaines, je suis sidérée
par les bégaiements de l’Histoire !) Laurent Gaudé,
prix Goncourt 2004, avec Le soleil des Scorta,
s’y est risqué dans son recueil Nous, l’Europe, Banquet des peuples
(Actes Sud, 2019). Et, c’est vrai, à le lire, on a plutôt envie de se flinguer
que d’aller cueillir des pâquerettes... Peu de mots, des vers libres, des
répétitions martelées et tout est dit :
La colonisation ?
Quatre ou cinq hommes autour
d’une table,
Une carte d’état major dépliée,
Des verres de whisky et des
cendriers – parce
que les nuits de négociation sont parfois longues,
Et une règle pour pouvoir tirer
des traits sur les pays à partager.
À toi,
À moi,
Des villes,
Des peuples,
Des civilisations entières,
D’un côté ou de l’autre,
À toi,
À moi,
Selon l’humeur et le rapport de
force.
À Berlin en 1885, ils sont tous
là : Français, Italiens, Belges, Danois, Hollandais, Portugais, Russes,
Norvégiens, Ottomans, Américains, Austro-Hongrois,
Devant une énorme
assiette :
L’Afrique...
Il faut tout prendre : le
caoutchouc, le bois, les pierres précieuses, le café, le chocolat, le sucre, le
poivre et toutes les épices nouvelles.
Suit la liste des auteurs des atrocités perpétrées et le leitmotiv : Crachez
sur son/leur nom. Alors, on crache.
La première guerre mondiale ?
Et puis ça commence.
Jamais vu une chose
pareille :
Choc de l’acier et de la terre,
Tempête de métal qui disloque
et les vies et les arbres,
Remue le sol,
Éclate le jour,
Et rend sourd la nuit.
[...]
Un continent se jette dans
l’abîme.
Boucherie,
Boucherie.
Amok des États-nations,
Moloch de la jeunesse
européenne,
Bâfrerie de chair,
Orgies de vies,
Ça crève à grandes brassées,
À dix-huit ou vingt ans,
Avec une vie devant soi qu’on
n’aura même pas touchée du bout du doigt
Parce qu’on va mourir puceau,
Presque imberbes pour certains.
[...]
L’Europe a invité le monde à
son suicide
Et à la fin, elle a tué tous
les invités.
La seconde guerre mondiale ?
De toute l’Europe sont venus
des trains
Pour décharger sur les quais
d’Auschwitz, Sobibór,
Chelmno, Treblinka, Belsen...
Des vies,
Des histoires,
Des enfants.
Vous vous souvenez du chemin de
fer ?
De la grande fierté du XIXe
siècle ?
Vous vous souvenez de The Rocket,
entre Manchester et Liverpool ?
Les rails qui apparaissent
partout,
Signe de progrès,
De modernité ?
Deviennent l’image stricte de
la mort.
Le train,
Qui fut le fleuron de l’Europe,
Devient l’emblème de sa
destruction.
Nous savons qu’il y eut un
réseau de rails en Europe, qui a aspiré à lui des peuples pour les gazer.
Il ne restera rien
Du tout
Rien,
Überhaupt
Nichts.
Et les survivants ? On veut rentrer chez
soi, mais les frontières ont bougé et chez soi a changé de pays ! Ma/notre
génération ayant connu la paix et l’abondance, nous nous prenons à douter de
nos belles inventions, de la modernité offerte au monde contre des matières
premières.
Les inventions et la modernité : dans
son panégyrique, en effet, du Bellay avait omis les sciences.
Qu’en est-il donc de cette extraordinaire conquête de l’intelligence
européenne ? Aujourd’hui, nous nous heurtons aux problèmes créés par le
progrès tant adulé autrefois. Réchauffement climatique, gaspillage des matières
premières, appauvrissement des sols, bombe démographique chez nos
« rivaux » ou débiteurs, pendant que nous-mêmes ne faisons plus
d’enfants. Alors nous nous renfermons sur notre confort individuel pour les
plus égoïstes, ou nous en prenons à une Europe qui, même mise en place
économiquement et politiquement, semble ne plus attirer la reconnaissance des
peuples rassasiés, surtout depuis le Brexit devenu
définitif le 31 janvier 2020. D’ailleurs, le philosophe Michel Onfray, ulcéré par la désinvolture avec laquelle avait été
enterré le NON français au référendum de 2005 sur le traité établissant une
constitution pour l’Europe, prône ouvertement le « Frexit » !
Plus ou pire, la déconstruction de l’Histoire échafaudée par les
sociologues-idéologues des années 70 et 80 est en train de saper les bases de
la « supériorité blanche » (= occidentale), de sa bonne conscience et
de sa confiance dans la technologie. C’est le Sanglot de l’homme blanc
(Le Seuil, Paris, 1983), que l’auteur, Pascal Bruckner, consacrait à
l’auto-culpabilisation tiers-mondiste de la gauche occidentale et ses séquelles
désastreuses sur le moral des Occidentaux.
III.-
Pourtant, elle avait fait rêver, cette Europe unie,
longtemps avant l’intervention de ses pères fondateurs : l'Allemand
Konrad Adenauer, le Luxembourgeois Joseph Bech, le
Néerlandais Johan Willem Beyen, l'Italien Alcide De Gasperi, les Français Jean Monnet et Robert Schuman et le Belge Paul-Henri Spaak ont voulu réconcilier les
nations européennes. S’étaient ensuivis les traités de libre échange, puis la
construction européenne conduisant à l’union européenne. (Pour rappel, tout se trouve en détails sur le net. En me relisant à la
lumière des événements actuels, je comprends que je rendais compte d’un monde
devenu obsolète en quelques jours, face à une urgence historique imprévue
( ?) et dramatique ! Aujourd’hui, l’Europe semble s’aimer de nouveau
et a repris confiance en elle. Plus que jamais, tous semblent avoir compris que
l’Europe, c’est surtout la PAIX !)
L’Europe
telle que nous la connaissons avait déjà été conceptualisée : Dans sa publication, Le
grand dessein d’Henri IV (La revue de la BNU, 16/2017, 48-51),
Blandine Kriegel expose l’idée d’une république européenne imaginée par
Henri IV et Sully et leurs successeurs : travail concis et exhaustif. (Les citations qui suivent sont tirées du net !)
Mais si la discussion sur son auteur véritable demeure ouverte, l’ensemble
des mémoires publiés par Sully n’en représente pas moins l’expression
incontestable de l’idée, née en France, d’une république européenne au
temps de la genèse de la république des Provinces-Unies – une idée qui aura une
postérité incontestable, quasi contemporaine de sa publication puisqu’Agrippa [sic] d’Aubigné ajoute le mémoire au troisième volume
de son Histoire universelle,
et différée, en ce qu’elle inspire explicitement, au 18e siècle, les projets de
paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre (1713- 1728) et de son illustre
commentateur, Jean-Jacques Rousseau qui, l’un et l’autre, se réfèrent au Grand
Dessein (en 1761 pour Rousseau). Kant les prolongera dans son opuscule sur la
paix perpétuelle. Plus près de nous encore, l’esprit du Grand Dessein est
l’une des inspirations des fondateurs de l’Union européenne. (C’est
moi qui souligne !)
Quel était-donc ce « Grand Dessein » ? Il
s’agissait d’abord de prendre en compte l’évolution définitive de la chrétienté
qui n’était plus unifiée, ni pacifiée par la seule foi catholique romaine, mais
divisée désormais en trois religions : romaine (catholique), protestante
(luthérienne) et réformée (calviniste), pour lesquelles il fallait établir
« la subsistance pacifique », en créant une configuration de diverses
« dominations » (dans lesquelles ne rentraient ni la Russie, ni la
Turquie). [...] Confédérés sur le modèle du « Conseil des
Amphictyons », ils instituent des instances permanentes, un Conseil de
l’Europe et des commissions… Jean Monnet et Robert Schumann sauront se souvenir
du nom de ces institutions pour dessiner à leur tour l’organigramme de l’administration
européenne et nommer le « Conseil de l’Europe » et la
« Commission ».
Le Grand Dessein souligne également la nécessité de
mettre en œuvre une politique commandée par de nouveaux principes qui ouvrent
l’ère du droit international européen moderne. [...] Bref, un certain esprit
de « République universelle dans l’Europe » va continuer de prospérer
d’abord dans la « république des lettres », avant de revivre au 20e
siècle comme un projet politique qui prend corps dans l’Union et la communauté
européennes. (C’est moi qui souligne !)
Dès le début du 16e siècle, Erasme avait rédigé la Querela pacis (en 1517), Juan Luis Vivès, le De concordia et discordia (en 1526). Le parti de la tolérance, conduit par Michel de l’Hospital en
France, et Lazare de Schwendi, le conseiller
« libéral » de l’empereur Maximilien, s’y essaiera à son tour. Ces
hommes ont posé des jalons pour établir la diversité religieuse au sein d’une
république des lettres en formation, au-delà de l’unité confessionnelle que
Philippe II voulait imposer par la force.
Rousseau s’intéresse à son tour au projet de paix
perpétuelle qui n’est possible que « par une forme de gouvernement
confédérative, qui, unissant les peuples par des liens semblables à ceux qui
unissent les individus, soumettent [sic] également les uns et les autres à
l’autorité des lois ». [...] L’argumentation de Rousseau est saisissante.
L’unité civile de l’Europe, ce qui la différencie des autres peuples d’Asie ou
d’Amérique, tient à l’Empire romain, à la religion chrétienne, à la petitesse
et à la multiplicité des États. Que faudrait-il pour que la paix européenne
existe ? Une confédération générale, un tribunal judiciaire, des lois
communes, un contrat d’alliance, un gouvernement européen par une assemblée, la
diète européenne, une armée de la confédération, une disparition des frontières
intérieures.
Si dans le Projet de paix perpétuelle publié en 1795, qui vise cette fois le monde entier et
plus seulement l’Europe, Kant développe un propos plus pessimiste, l’idée d’une
union des États pour établir la paix en Europe dans une perspective
républicaine ne mourra pas – relayée au 19e siècle par des hommes comme Victor
Hugo, persuadé de l’avenir irrésistible de ce qu’il appelle les États-Unis
d’Europe. Mais il faut toujours plus de temps qu’on ne le croit pour que
« le rationnel devienne réel » – en l’occurrence pour que la
communauté, puis l’Union européenne voient le jour.
On constatera que nulle part il n’est question de
l’Europe orthodoxe. La Russie est même notoirement et explicitement exclue. Le
saint-simonien Augustin Thierry qui avait collaboré à la rédaction de
l’ouvrage « De la réorganisation de la société européenne »
(Claude Henri de Saint-Simon, 1814), limitait l’Europe aux frontières avec la
Russie :
Où
finit la civilisation, où commence la grossièreté inculte, là doivent être les
remparts de l’Europe, et les seuls remparts de l’Europe. Il y a, dans les
limites du territoire européen, tel qu’on le mesure maintenant, qu’un seul état
en deçà duquel soient posées les bornes de la véritable Europe, c’est la
Russie. (Citation tirée de
Jean-Louis Clergerie : L’Europe des
artistes et des écrivains, p.226)
En matière de conclusion, on peut relever que le
but essentiel de ces conceptions, déclarées utopiques à l’époque de leur parution,
était la paix qui devait automatiquement entraîner la prospérité pour tous, à
moins que ce ne soit l’inverse grâce au commerce, la panacée du libéralisme...
Aujourd’hui, plusieurs siècles après, c’est devenu une réalité en Europe
occidentale, mais « c’est pas gagné » ! L’Europe géographique
est toujours scindée en deux blocs idéologiques, comme au temps de la guerre
froide. La paix n’est pas un bien exportable, pas plus que nos valeurs
occidentales de démocratie, de liberté individuelle, de justice et de droits de
l’Homme, surtout qu’à l’UE + le Royaume Uni se superpose depuis le 24 août 1959
le parapluie militaire de l’OTAN, qui a pour but la défense mutualisée de
l’Amérique du Nord et des pays européens adhérents. Certains pays sont
circonspects à son égard (« en état de mort cérébrale », dixit le
Président Macron en 2021), et d’autres sont carrément condamnés à la neutralité
par peur du voisin russe considéré comme largement aussi expansionniste,
hégémonique et impérialiste que l’ex URSS. (En me relisant, à la lumière des
événements récents, force est de constater que les choses ont évolué dans le
sens inverse. Des pays-tampons comme la Finlande et la Suède veulent
intégrer l’OTAN, la Géorgie veut intégrer l’UE et l’Ukraine profite de sa
nouvelle cote sur la scène internationale pour réclamer son intégration à l’UE
comme un droit – ce qui implique
l’adhésion par la bande à l’OTAN ! )
Avec la guerre de la Russie de Poutine contre
l’Ukraine, dans le but de ressusciter la Grande Russie de la Grande Catherine, nous
avons changé d’époque et de paradigmes.
Suivra une seconde partie...
Annie Birkemeier (2022)