L’Europe, l’Europe, l’Europe (Complément d’enquête : 1ère partie)

 

 

 

Merci à Madame la Présidente des RDV littéraires et, last but not least, au webmestre Monsieur Gérard, de nous permettre d’apporter une contribution écrite aux débats qui ne peuvent qu’être superficiels et tronqués, dès lors qu’une seule demi-heure leur est consacrée après chaque rencontre !

 

Du mythe au concept

Du concept à la conception

De la conception à la réalisation

 

Dans une seconde partie qui suivra :

De la réalisation aux défis internes et externes

 

 

I.- Dis, maman, c’est quoi l’Europe ?

 

Petit rappel : Elle est d’abord un mythe grec qu’il convient de décrypter : Europe (prononcer Europè), princesse phénicienne, est séduite et enlevée par Zeus qui a revêtu l’apparence d’un taureau blanc aux cornes dorées. Gerold Dommermuth-Gudrich (50 Klassiker Mythen: Die großen Mythen der griechischen Antike) fait remarquer que la version romaine du mythe est orientale : Europe est l’incarnation de Ishtar/Astarté, déesse de l’amour, vénérée par les Phéniciens. Ce mythe garderait la mémoire des pillages menés par les Doriens sur les côtes de Phénicie et du rapt des jeunes filles. (Cf. Hérodote qui attribue également les guerres entre Perses et Grecs à l’enlèvement de jeunes filles. Quant à Europe, elle aurait été enlevée pour venger le rapt de Io par les Phéniciens.)

 

Pour revenir au mythe, les frères d’Europe sont mandés par le roi, leur père, pour récupérer la jeune fille enlevée contre son gré et sexuellement abusée par Zeus sur le rivage de la Crète. L'évocation du nom d'Europe en Béotie, en Macédoine et en Thrace correspondrait au périple de Cadmos, l’un des frères de la princesse phénicienne. Europe, de son côté, met au monde trois fils, dont Minos, roi de Crète. Elle est donc la mère de l’éblouissante civilisation crétoise (du troisième millénaire à 1400 ans avant notre ère). Cette civilisation, tout comme le mythe, se trouve donc au carrefour du Proche-Orient et de l’Europe géographique. Par ailleurs, pour Françoise Frontisi-Ducroux, helléniste et mythologue, le nom d’Europe (racine sémitique ?) aurait existé avant le mythe qui vient l’incarner et désignerait des territoires à l’Ouest. Le mythe primordial dessine donc une Europe aux contours réduits et très flous

Pour la féministe Françoise Gange, l'enlèvement et le viol d'Europe marqueraient le passage de l'ère du féminin sacré à celui de la toute-puissance masculine (La guerre des dieux contre la mère universelle). J’y verrais, personnellement, plutôt l’empreinte de la civilisation phénicienne (fondation de Thèbes par Cadmos, sans compter les nombreux comptoirs maritimes) sur les territoires situés sur la rive nord de la Méditerranée et au-delà.

Vous trouverez - comme moi - tous ces éléments détaillés en entrant Le mythe d’Europe dans la littérature, Odysseum sur le net, ainsi qu’une foultitude de sites offrant une présentation exhaustive des oeuvres d’art que le mythe a inspirées !

 

Géographiquement, l’Europe représente un continent dont la délimitation fait problème. L'une des références les plus anciennes à l'Europe, en tant que zone géographique, se rencontre dans l'Hymne homérique à Apollon (fin du VIIIe siècle - début du VIIe siècle av. J.-C.). Pour citer Wikipédia, le terme « Europe » fut utilisé par les anciens Grecs pour définir l’aire géographique à l’Ouest et au Nord de la Grèce pour se déplacer progressivement jusqu’aux Colonnes d’Hercule (= le détroit de Gibraltar). Aujourd’hui, on considère que cette aire géographique, délimitée par l’Atlantique à l’Ouest, la Méditerranée au Sud, s’étend jusqu’aux monts Oural, englobant des nations présentant au minimum une communauté de mémoire et de mythes, des cultures proches, des liens religieux, historiques, économiques et artistiques qui en font un tout homogène sur la base de la civilisation judéo-chrétienne, mais non monolithique, avec des cultures gréco-latine, celtique, germanique ou slave. Et puisque la carte de la nouvelle Russie s’étend toujours jusqu’au Kamtchatka et Vladivostok, pourquoi ne pas inclure ces plaines d’Asie dans une future Europe définie sur le plan politique plus que géographique ? Nan, j’rigole ! Ce n’est qu’une boutade innocente. Mais on peut rêver..., car l’Europe – vous l’aurez compris – est surtout une Idée au sens platonicien du terme, un concept qui se heurte à une réalité mouvante au gré de l’Histoire plus que définie par une géographie sur laquelle les historiens anciens ou modernes ne s’accordent pas. Aussi, pour construire l’Europe politique, encore faut-il le vouloir/pouvoir, c’est-à-dire « faire Nation » au-dessus des nations. (Je relis cette phrase plusieurs semaines après l’avoir écrite et peux ainsi mesurer à quel point, à ces jours de l’invasion russe en Ukraine depuis le jeudi 24 février 2022, elle était tristement et prémonitoirement vraie... Pour la Russie de M. Poutine, orthodoxe et eurasienne, l’Europe est l’ennemie à abattre ; pour l’Ukraine, berceau de la Russie orthodoxe, l’intégration à l’Europe occidentale en tant que république libre et démocratique est devenue un but ouvertement affiché et revendiqué. Ce qui signifierait entrer par la bande dans l’OTAN... ) Il y a donc deux Europe.

Il existe deux modèles principaux pour étudier le concept de nation. Le premier est issu de la philosophie allemande du début du XIXe siècle, défendu par Johann Gottlieb Fichte, selon lequel les membres d'une nation ont en commun des caractéristiques telles que la langue, la religion, la culture, l'histoire, voire les origines ethniques – tout cela les différenciant des membres des autres nations..Le second, lié à la Révolution française, provient de la philosophie française du XVIIIe siècle et des Lumières et insiste sur la volonté du « vivre ensemble » – la nation étant alors le résultat d'un acte d'auto définition. C'est aussi la vision d'Ernest Renan.

 

II.- À la recherche de ce qui, en Europe, unit les différents territoires :

 

France, mère des arts, des armes et des lois, s’écriait Joachim du Bellay, au XVIe siècle. On pourrait reprendre ces termes pour l’Europe. Mais, à la base, il y a la/les langues, les moeurs, puis le christianisme qui épousera au fil des siècles les contours d’une géographie qui ne cessera de s’étendre, vers l’Ouest, le Nord, puis l’Est vers l’Asie.

 

Les langues européennes sont d’origine indo-européenne, sauf le finnois, le hongrois et cette langue mystérieuse des premiers ( ?) occupants du massif pyrénéen, le basque.

 

Pour ce qui est de l’unité religieuse, on peut dire grosso modo que l’Europe était païenne à l’époque où l’Orient, l’Asie Mineure, le Proche-Orient ainsi que la rive sud de la Méditerranée se christianisaient sous l’égide des empereurs romains d’Orient (Byzance et l’orthodoxie) et/ou d’Occident sous l’égide des Papes et du catholicisme romain. L’Europe païenne s’est peu à peu convertie au christianisme (catholique à l’Ouest et orthodoxe à l’Est) tandis que, dans une dialectique civilisationnelle inversée, les premiers pays chrétiens d’Orient, d’Asie Mineure et du Proche Orient s’islamisaient à marche forcée, sauf le peuple arménien et quelques poches de résistance en Égypte (l’Église copte), en Éthiopie et en Syrie. Ces trois religions ont buté l’une sur l’autre dans les Balkans, entraînant des conflits récurrents jusqu’à nos jours (= guerres de religions), tandis que les deux principales religions chrétiennes des premiers siècles de la christianisation se sont affrontées sur les territoires slaves, délimitant de façon fluctuante et conflictuelle leur aire d’influence entre la Pologne catholique et l’Ukraine, berceau de l’orthodoxie russe (Kiev avec son monastère Saint-Michel-au-Dôme-d’Or, joyau du baroque cosaque, ou sa cathédrale Sainte-Sophie, classée par l’UNESCO), jusqu’à la déflagration actuelle. Pourtant, on l’avait vue, cette Europe christianisée, se recouvrir du manteau blanc des églises, d’abbayes et de monastères à vocation civilisatrice.

 

Petit rappel historique : Byzance, qui sort d’une guerre sanglante de trente ans avec la Perse sassanide, est déchiré entre l’orthodoxie chrétienne officielle et « l’hérésie » monophysite, très présente en Égypte et en Syrie. Dans ce contexte, les conquérants arabes poussés par une dynamique victorieuse ne rencontrent guère de difficulté pour s’approprier la Syrie, l’Asie mineure byzantine et l’Égypte, avec notamment la conquête de la capitale de la province byzantine, Alexandrie, en 641. À partir de là, l’expansion arabe pourra se poursuivre en direction de l’ouest, jusqu’au Maghreb et à la péninsule ibérique.

Cette situation change radicalement avec les croisades lancées en 1095 dans un mouvement visant à la « reconquête » de la Terre Sainte par les chrétiens d’Occident. L’Empire byzantin y voit surtout une menace qui culmine en 1204 lors de la quatrième croisade et la prise de Constantinople par les croisés appelés Latins ou Francs. Puis, ébranlé par des dissensions internes autant que par des coups extérieurs – de la part des royaumes balkaniques et des Latins surtout –, il n’est plus en mesure, après avoir disparu une première fois, de lutter efficacement contre la puissance ottomane (Turcs convertis à l’Islam) qui le met finalement à bas en 1453. La chute de Constantinople représente plus que la fin d’un empire : elle est un véritable traumatisme pour tout l’Occident chrétien, qui voit pour la première fois une puissance musulmane entrer sur ses terres, peur qui culminera en 1529 avec le premier siège de Vienne par les Ottomans. (Tatiana Pignon, dans Les clés du Moyen-Orient, publié le 21/01/13 et modifié le 06/03/17. C’est moi qui souligne en caractères gras !)

Autrement dit, et de façon peu glamoureuse, l’Europe devenue synonyme d’Occident chrétien, s’est définie géographiquement, historiquement et culturellement par rapport à l’orthodoxie byzantine et, surtout, en opposition à une civilisation montante, forgée sur une nouvelle religion : l’Islam. On peut cependant considérer, qu’aujourd’hui, depuis la fin des guerres de religion dues à la Réforme, la liberté de conscience est la base même de ce qui fonde notre continent où personne ne devrait être inquiété pour ses convictions religieuses ou pour leur absence. Je citerai Frédéric Lenoir : « La Réforme a surtout pour conséquence d’accélérer le processus de démocratisation et, finalement, de sécularisation de la société occidentale, en imposant un pluralisme religieux [...] L’avènement d’un État de droit, démocratique et laïc, est la clé de voûte des sociétés modernes... » (Comment Jésus est devenu Dieu, Fayard, 2010, p. 328) Ce discours s’appuie sur la raison et non plus sur la foi et va de pair avec l’humanisme.

Cet humanisme est né en Europe à la Renaissance avec la redécouverte des Anciens (= Antiquité greco-latine) récupérés et traduits par les Syriens chrétiens et/ou au sein de centres/écoles de traducteurs comme à Tolède. Depuis le XIIIe siècle, le terme École de traducteurs de Tolède fait référence aux différents processus de traduction des textes classiques gréco-latins de l’arabe ou de l’hébreu en latin ou directement en castillan.

Aristote sera décortiqué dans toutes les universités du monde occidental qui s’ouvre à la logique et à l’observation de la nature. Il ne faut pas négliger le rôle de Pic de la Mirandole qui se proposait toujours de faire le tour complet d'un sujet et de le considérer autant que possible sous plusieurs angles, afin de s'en faire une idée qui fût le plus conforme possible à la vérité. Dans son ouvrage Oratio de hominis dignitate, Pic met l’Homme au centre de la recherche de la connaissance qui ne saurait être une « vérité » révélée.

 

Marguerite Yourcenar le cite en exergue de L'Œuvre au noir :

 

« Je ne t'ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d'autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définis toi-même. Je t'ai placé au milieu du monde, afin que tu pusses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toi-même, librement, à la façon d'un bon peintre ou d'un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme. » (Traduction de M. Yourcenar)

 

Plus tard, les Lumières vont être convoquées pour parachever l’émancipation de l’Homme par rapport au dogme religieux, avec le Code Civil presque terminé à l’avènement de Napoléon (= Code Napoléon). En unifiant les pratiques issues de l'Ancien Régime et en les modernisant suivant les principes des Lumières, le Code civil a fondé les bases du droit moderne, tant en France que dans de nombreux autres pays conquis lors des Guerres napoléoniennes et dès lors rentrés dans la tradition romano-civiliste par opposition aux pays de common law. (Wikipédia vous renseignera mieux que moi...) Et surtout avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, après que des écrivains-philosophes eurent remis en question l’héritage de l’ancien monde. Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, Condorcet redessinent une Europe de la pensée libérée du carcan religieux : ils dénoncent l’esclavage, la traite des Noirs, l’injustice et l’on se bat intellectuellement pour la dignité humaine, la foi dans la raison et le progrès contre l’intolérance religieuse, le fanatisme et les superstitions. On rappellera le mot d’ordre de Voltaire : « Écraser l’infâme ! ». La justice doit être la même pour tous, impartiale – et non plus le privilège coutumier de la religion, du clan ou de la tribu –, dans une société « moderne ». Toutes ces idées se sont diffusées sur tout le continent. L’honnêteté veut que l’on rappelle qu’elles doivent beaucoup à l’Angleterre : l’Habeas corpus (1679) et le Bill of rights (1688).

 

L’Europe, c’est la littérature, les lettres, et ce sont d’abord des mythes fondateurs forgeant les États-nations, tels Roland à Roncevaux dont l’olifant va longtemps résonner au cours des siècles. Ou le Mythe du Graal (tantôt chaudron magique, tantôt ciboire contenant la sainte hostie). Michel Blain, décortiquant les mythes européens, déclare : « Le cycle de la Table Ronde a d’abord pour fonction de donner au pouvoir royal anglais une histoire fondatrice rivale de celle de la France. » (Douze mythes qui ont fondé l’Europe, L’Harmattan, p.52). Jeanne d’Arc ou la foi jusqu’à la mort, Faust et don Juan ou la transgression à tout prix, même et surtout au prix de perdre son âme : c’est tout cela, l’Europe.

L’Europe, c’est l’amour, et tout d’abord l’amour courtois (= de cour), la fin’amor du chevalier pour sa Dame de coeur, chantée par les troubadours idéal amoureux, chaste et hors mariage , l’amour-passion de Tristan et Iseut, l’amour absolu de Dante et Béatrice dans la Divine Comédie, somme de la civilisation chrétienne médiévale inscrite dans son héritage de l’Antiquité gréco-romaine. (Dante a forgé la langue littéraire de l’Italie, guidé par Virgile vers sa Dame de Béatitude descendue dans le Limbe. À elle ensuite de guider l’amant vers les Bienheureux.) L’amour en sens unique de Pétrarque pour Laure, celui de Roméo et Juliette, autant d’histoires qui sont devenues des mythes autour de l’amour, chaste ou charnel, impossible ou interdit !

Mais l’Europe, c’est aussi et surtout le roman. Avec le Quichotte, Cervantès, surnommé « le manchot de Lépante », dont la vie elle-même pourrait donner matière à plusieurs romans (dont l’un, « Los baños de Argel », relatant son expérience d’otage des pirates barbaresques à Alger, se trouve être une autobiographie à peine romancée), écrit le premier roman moderne de l’histoire, jalon indispensable pour comprendre l’évolution de l’histoire littéraire en Occident. La première partie, sous le titre de El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, paraîtra en 1605, et la seconde dix ans plus tard pour évincer un deuxième tome publié par un certain Avellaneda désireux de surfer sur le succès de l’oeuvre.

 

Cervantès prétend avoir découvert le Quichotte dans un coffre appartenant au Maure Cide Hamete Benengeli. Il aurait fait traduire l’œuvre écrite en arabe par un « morisco », c’est-à-dire un converti d’origine musulmane, trouvailles inédites qui feront florès dans la littérature mondiale. Ce faisant, Cervantès, issu d’une famille de juifs convertis (les conversos), fait d’une pierre deux coups, puisqu’il convoque la légitimité du texte et ne manque jamais de se dédouaner de ses hardiesses en matière politique, religieuse et sociale sur le dos du présumé auteur. Vertigineuse mise en abyme. En effet, le Quichotte n’est pas seulement une caricature des romans de chevalerie, il ridiculise à travers son héros, qui vole d’échec en échec, l’idéal chrétien du soldat du Christ qui prétend régler les problèmes de l’humanité par la violence, alors que personne ne lui a rien demandé. Vantard et colérique, impulsif et prétentieux, il se veut le défenseur des faibles, des veuves et des orphelins pour prouver au monde son courage et la force de son invincible bras. À la limite, son combat contre le Mal n’est qu’un prétexte pour lui donner l’opportunité de prouver qu’il est le meilleur. Il veut changer le monde par la violence et il ne déchaîne autour de lui que violence en réaction à sa propre violence.

 

Mais il est aussi celui qui se moque de la sorcellerie et lui oppose le libre arbitre, en adepte de Saint Thomas par opposition au déterminisme de Saint Augustin. « Cada uno es hijo de sus obras », martèle-t-il. (« Chaque homme est l’enfant de ses œuvres »). Dommage qu’il n’adapte pas cette belle maxime à son propre cas. Jamais il ne reconnaît ses erreurs. Ses échecs ne sont jamais de son fait, mais la faute des autres. Il se fait le héros/héraut auto-proclamé du « devoir d’ingérence ». Bref, il laisse le monde toujours en plus mauvais état qu’il n’était avant ses interventions intempestives, prouvant par là-même que son libre arbitre ne lui sert à rien. À quoi sert-il, en effet, quand les frontières entre le Bien et le Mal sont si perméables et fluctuantes qu’il devient impossible de choisir à bon escient ? Question terrifiante laissée sans réponse. Pourquoi également cet entêtement dans une telle conduite d’échec ?

 

Don Quichotte s’est aussi doté d’un faire-valoir : son antithèse, son pendant, le balourd Sancho Panza (Nomen est omen !) qui, pourtant, au contact de son maître, va opérer une véritable métamorphose et se transformer en un être éduqué. De roublard ou grossier, son discours devient raffiné, judicieux.

 

Le tour d’horizon de la folie de notre héros ne serait pas complet non plus sans l’amour chaste qu’il voue à Dulcinée, « l’Arlésienne » de l’œuvre, mais indispensable, car tout chevalier errant se doit de porter une dame dans son cœur pour lui dédier ses exploits. À la Duchesse de la seconde partie qui, ayant lu le premier tome des aventures de notre héros (nouvelle mise en abyme totalement inédite et osée : la lectrice entre dans l’histoire et la commente avec le héros !), provoque malicieusement Don Quichotte en lui faisant part de ses doutes quant à l’existence de cette Dulcinée, celui-ci rétorque tranquillement que l’essentiel est que lui y croie !

 

Au seuil de la mort, Don Quichotte revenu de ses folies, exhorte Sancho à la raison. Trop tard ! Le couple a explosé, mais Sancho se découvre la force de continuer seul. La graine de folie qu’a semée Don Quichotte dans sa vie banale et répétitive a germé. La folie quichottesque qui consiste à se battre contre des moulins à vent, contre l’immobilisme sous toutes ses formes, n’est pas près de s’éteindre pour le meilleur ou pour le pire de l’humanité. Sancho est devenu son premier thuriféraire. Il s’est émancipé de son créateur.

Le Quichotte est un mythe européen en même temps qu’un roman mondialement connu et universellement admiré. Il est une métaphore de l’Europe, ses folies, ses erreurs, ses échecs, sa prétention à imposer aux autres un idéalisme universaliste avec ses valeurs dont beaucoup ne veulent pas. C’est nous et notre prétention à imposer notre plus belle conquête, la démocratie et son corollaire, les droits de l’Homme, par la force s’il le faut, en dépit des résistances. (Et je ne parle même pas de la laïcité « à la française », qui est le ferment essentiel du vivre ensemble prôné par Renan, et que le monde entier surtout anglo-saxon observe avec suspicion.) Nous nous heurtons à la réalité parce que les choses ne sont que ce qu’elle sont : les moulins à vent ne brassent que de l’air et se foutent de la mouture.

Combien d’autres mythes pourraient être dénombrés ! Nous en resterons là pour plus de sobriété. Car il est temps de tourner les yeux vers la face cachée de la lune : l’épopée à l’envers de l’Europe. Celles des armes : guerres incessantes, rivalités, conquêtes, empires gigantesques, colonisation d’autres continents. L’Europe est guerrière !

 

Pour ce qui est des guerres fratricides, voici ce que dit l’historien du Moyen Âge, Jacques Le Goff (1924-2014) : « Une des caractéristiques curieuses de l’histoire européenne est la combinaison entre les guerres intestines et la recherche de la paix. Par exemple, cela a été l’une des grandes activités de la papauté au Moyen Age que de chercher à faire régner la paix entre les nations chrétiennes, en particulier entre la France et l’Angleterre. Le système belliqueux européen était autant sinon plus structuré par les trêves et les traités que par les batailles. Il est aussi juste de dire que l’Europe a été pendant seize siècles une région de guerres fratricides que de dire qu’elle a été le lieu d’une recherche de la paix. » (Entretien avec Jean Quatremer, publié le 3 avril 2014 dans le journal Libération)

 

Nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch, déclarait le philosophe allemand Theodor W. Adorno (Écrire un poème après Auschwitz est barbare, in : Kulturkritik und Gesellschaft, 1949). La culture, en effet, n’a pas empêché l’horreur absolue de se produire. (En me relisant, après des semaines, je suis sidérée par les bégaiements de l’Histoire !) Laurent Gaudé, prix Goncourt 2004, avec Le soleil des Scorta, s’y est risqué dans son recueil Nous, l’Europe, Banquet des peuples (Actes Sud, 2019). Et, c’est vrai, à le lire, on a plutôt envie de se flinguer que d’aller cueillir des pâquerettes... Peu de mots, des vers libres, des répétitions martelées et tout est dit :

 

La colonisation ?

Quatre ou cinq hommes autour d’une table,

Une carte d’état major dépliée,

Des verres de whisky et des cendriers parce que les nuits de négociation sont parfois longues,

Et une règle pour pouvoir tirer des traits sur les pays à partager.

À toi,

À moi,

Des villes,

Des peuples,

Des civilisations entières,

D’un côté ou de l’autre,

À toi,

À moi,

Selon l’humeur et le rapport de force.

À Berlin en 1885, ils sont tous là : Français, Italiens, Belges, Danois, Hollandais, Portugais, Russes, Norvégiens, Ottomans, Américains, Austro-Hongrois,

Devant une énorme assiette :

L’Afrique...

Il faut tout prendre : le caoutchouc, le bois, les pierres précieuses, le café, le chocolat, le sucre, le poivre et toutes les épices nouvelles.

 

Suit la liste des auteurs des atrocités perpétrées et le leitmotiv : Crachez sur son/leur nom. Alors, on crache.

 

La première guerre mondiale ?

Et puis ça commence.

Jamais vu une chose pareille :

Choc de l’acier et de la terre,

Tempête de métal qui disloque et les vies et les arbres,

Remue le sol,

Éclate le jour,

Et rend sourd la nuit.

[...]

Un continent se jette dans l’abîme.

Boucherie,

Boucherie.

Amok des États-nations,

Moloch de la jeunesse européenne,

Bâfrerie de chair,

Orgies de vies,

Ça crève à grandes brassées,

À dix-huit ou vingt ans,

Avec une vie devant soi qu’on n’aura même pas touchée du bout du doigt

Parce qu’on va mourir puceau,

Presque imberbes pour certains.

[...]

L’Europe a invité le monde à son suicide

Et à la fin, elle a tué tous les invités.

 

La seconde guerre mondiale ?

De toute l’Europe sont venus des trains

Pour décharger sur les quais d’Auschwitz, Sobibór,

Chelmno, Treblinka, Belsen...

Des vies,

Des histoires,

Des enfants.

Vous vous souvenez du chemin de fer ?

De la grande fierté du XIXe siècle ?

Vous vous souvenez de The Rocket, entre Manchester et Liverpool ?

Les rails qui apparaissent partout,

Signe de progrès,

De modernité ?

Deviennent l’image stricte de la mort.

Le train,

Qui fut le fleuron de l’Europe,

Devient l’emblème de sa destruction.

Nous savons qu’il y eut un réseau de rails en Europe, qui a aspiré à lui des peuples pour les gazer.

Il ne restera rien

Du tout

Rien,

Überhaupt

Nichts.

Et les survivants ? On veut rentrer chez soi, mais les frontières ont bougé et chez soi a changé de pays ! Ma/notre génération ayant connu la paix et l’abondance, nous nous prenons à douter de nos belles inventions, de la modernité offerte au monde contre des matières premières.

Les inventions et la modernité : dans son panégyrique, en effet, du Bellay avait omis les sciences. Qu’en est-il donc de cette extraordinaire conquête de l’intelligence européenne ? Aujourd’hui, nous nous heurtons aux problèmes créés par le progrès tant adulé autrefois. Réchauffement climatique, gaspillage des matières premières, appauvrissement des sols, bombe démographique chez nos « rivaux » ou débiteurs, pendant que nous-mêmes ne faisons plus d’enfants. Alors nous nous renfermons sur notre confort individuel pour les plus égoïstes, ou nous en prenons à une Europe qui, même mise en place économiquement et politiquement, semble ne plus attirer la reconnaissance des peuples rassasiés, surtout depuis le Brexit devenu définitif le 31 janvier 2020. D’ailleurs, le philosophe Michel Onfray, ulcéré par la désinvolture avec laquelle avait été enterré le NON français au référendum de 2005 sur le traité établissant une constitution pour l’Europe, prône ouvertement le « Frexit » ! Plus ou pire, la déconstruction de l’Histoire échafaudée par les sociologues-idéologues des années 70 et 80 est en train de saper les bases de la « supériorité blanche » (= occidentale), de sa bonne conscience et de sa confiance dans la technologie. C’est le Sanglot de l’homme blanc (Le Seuil, Paris, 1983), que l’auteur, Pascal Bruckner, consacrait à l’auto-culpabilisation tiers-mondiste de la gauche occidentale et ses séquelles désastreuses sur le moral des Occidentaux.

III.- Pourtant, elle avait fait rêver, cette Europe unie, longtemps avant l’intervention de ses pères fondateurs : l'Allemand Konrad Adenauer, le Luxembourgeois Joseph Bech, le Néerlandais Johan Willem Beyen, l'Italien Alcide De Gasperi, les Français Jean Monnet et Robert Schuman et le Belge Paul-Henri Spaak ont voulu réconcilier les nations européennes. S’étaient ensuivis les traités de libre échange, puis la construction européenne conduisant à l’union européenne. (Pour rappel, tout se trouve en détails sur le net. En me relisant à la lumière des événements actuels, je comprends que je rendais compte d’un monde devenu obsolète en quelques jours, face à une urgence historique imprévue ( ?) et dramatique ! Aujourd’hui, l’Europe semble s’aimer de nouveau et a repris confiance en elle. Plus que jamais, tous semblent avoir compris que l’Europe, c’est surtout la PAIX !)

L’Europe telle que nous la connaissons avait déjà été conceptualisée : Dans sa publication, Le grand dessein d’Henri IV (La revue de la BNU, 16/2017, 48-51), Blandine Kriegel expose l’idée d’une république européenne imaginée par Henri IV et Sully et leurs successeurs : travail concis et exhaustif. (Les citations qui suivent sont tirées du net !)

Mais si la discussion sur son auteur véritable demeure ouverte, l’ensemble des mémoires publiés par Sully n’en représente pas moins l’expression incontestable de l’idée, née en France, d’une république européenne au temps de la genèse de la république des Provinces-Unies – une idée qui aura une postérité incontestable, quasi contemporaine de sa publication puisqu’Agrippa [sic] d’Aubigné ajoute le mémoire au troisième volume de son Histoire universelle, et différée, en ce qu’elle inspire explicitement, au 18e siècle, les projets de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre (1713- 1728) et de son illustre commentateur, Jean-Jacques Rousseau qui, l’un et l’autre, se réfèrent au Grand Dessein (en 1761 pour Rousseau). Kant les prolongera dans son opuscule sur la paix perpétuelle. Plus près de nous encore, l’esprit du Grand Dessein est l’une des inspirations des fondateurs de l’Union européenne. (C’est moi qui souligne !)

Quel était-donc ce « Grand Dessein » ? Il s’agissait d’abord de prendre en compte l’évolution définitive de la chrétienté qui n’était plus unifiée, ni pacifiée par la seule foi catholique romaine, mais divisée désormais en trois religions : romaine (catholique), protestante (luthérienne) et réformée (calviniste), pour lesquelles il fallait établir « la subsistance pacifique », en créant une configuration de diverses « dominations » (dans lesquelles ne rentraient ni la Russie, ni la Turquie). [...] Confédérés sur le modèle du « Conseil des Amphictyons », ils instituent des instances permanentes, un Conseil de l’Europe et des commissions… Jean Monnet et Robert Schumann sauront se souvenir du nom de ces institutions pour dessiner à leur tour l’organigramme de l’administration européenne et nommer le « Conseil de l’Europe » et la « Commission ».

 

Le Grand Dessein souligne également la nécessité de mettre en œuvre une politique commandée par de nouveaux principes qui ouvrent l’ère du droit international européen moderne. [...] Bref, un certain esprit de « République universelle dans l’Europe » va continuer de prospérer d’abord dans la « république des lettres », avant de revivre au 20e siècle comme un projet politique qui prend corps dans l’Union et la communauté européennes. (C’est moi qui souligne !)

 

Dès le début du 16e siècle, Erasme avait rédigé la Querela pacis (en 1517), Juan Luis Vivès, le De concordia et discordia (en 1526). Le parti de la tolérance, conduit par Michel de l’Hospital en France, et Lazare de Schwendi, le conseiller « libéral » de l’empereur Maximilien, s’y essaiera à son tour. Ces hommes ont posé des jalons pour établir la diversité religieuse au sein d’une république des lettres en formation, au-delà de l’unité confessionnelle que Philippe II voulait imposer par la force.

 

Rousseau s’intéresse à son tour au projet de paix perpétuelle qui n’est possible que « par une forme de gouvernement confédérative, qui, unissant les peuples par des liens semblables à ceux qui unissent les individus, soumettent [sic] également les uns et les autres à l’autorité des lois ». [...] L’argumentation de Rousseau est saisissante. L’unité civile de l’Europe, ce qui la différencie des autres peuples d’Asie ou d’Amérique, tient à l’Empire romain, à la religion chrétienne, à la petitesse et à la multiplicité des États. Que faudrait-il pour que la paix européenne existe ? Une confédération générale, un tribunal judiciaire, des lois communes, un contrat d’alliance, un gouvernement européen par une assemblée, la diète européenne, une armée de la confédération, une disparition des frontières intérieures.

 

Si dans le Projet de paix perpétuelle publié en 1795, qui vise cette fois le monde entier et plus seulement l’Europe, Kant développe un propos plus pessimiste, l’idée d’une union des États pour établir la paix en Europe dans une perspective républicaine ne mourra pas – relayée au 19e siècle par des hommes comme Victor Hugo, persuadé de l’avenir irrésistible de ce qu’il appelle les États-Unis d’Europe. Mais il faut toujours plus de temps qu’on ne le croit pour que « le rationnel devienne réel » – en l’occurrence pour que la communauté, puis l’Union européenne voient le jour.

 

On constatera que nulle part il n’est question de l’Europe orthodoxe. La Russie est même notoirement et explicitement exclue. Le saint-simonien Augustin Thierry qui avait collaboré à la rédaction de l’ouvrage « De la réorganisation de la société européenne » (Claude Henri de Saint-Simon, 1814), limitait l’Europe aux frontières avec la Russie :

 

Où finit la civilisation, où commence la grossièreté inculte, là doivent être les remparts de l’Europe, et les seuls remparts de l’Europe. Il y a, dans les limites du territoire européen, tel qu’on le mesure maintenant, qu’un seul état en deçà duquel soient posées les bornes de la véritable Europe, c’est la Russie. (Citation tirée de Jean-Louis Clergerie : L’Europe des artistes et des écrivains, p.226)

 

En matière de conclusion, on peut relever que le but essentiel de ces conceptions, déclarées utopiques à l’époque de leur parution, était la paix qui devait automatiquement entraîner la prospérité pour tous, à moins que ce ne soit l’inverse grâce au commerce, la panacée du libéralisme... Aujourd’hui, plusieurs siècles après, c’est devenu une réalité en Europe occidentale, mais « c’est pas gagné » ! L’Europe géographique est toujours scindée en deux blocs idéologiques, comme au temps de la guerre froide. La paix n’est pas un bien exportable, pas plus que nos valeurs occidentales de démocratie, de liberté individuelle, de justice et de droits de l’Homme, surtout qu’à l’UE + le Royaume Uni se superpose depuis le 24 août 1959 le parapluie militaire de l’OTAN, qui a pour but la défense mutualisée de l’Amérique du Nord et des pays européens adhérents. Certains pays sont circonspects à son égard (« en état de mort cérébrale », dixit le Président Macron en 2021), et d’autres sont carrément condamnés à la neutralité par peur du voisin russe considéré comme largement aussi expansionniste, hégémonique et impérialiste que l’ex URSS. (En me relisant, à la lumière des événements récents, force est de constater que les choses ont évolué dans le sens inverse. Des pays-tampons comme la Finlande et la Suède veulent intégrer l’OTAN, la Géorgie veut intégrer l’UE et l’Ukraine profite de sa nouvelle cote sur la scène internationale pour réclamer son intégration à l’UE comme un droit ce qui implique l’adhésion par la bande à l’OTAN ! )

 

Avec la guerre de la Russie de Poutine contre l’Ukraine, dans le but de ressusciter la Grande Russie de la Grande Catherine, nous avons changé d’époque et de paradigmes.

 

Suivra une seconde partie...

Annie Birkemeier (2022)