L’Europe,
l’Europe, l’Europe (Complément d’enquête : 2ème partie)
De la réalisation aux
défis de l’intérieur et de l’extérieur
I.- Aujourd’hui, c’est fait mais pas gagné !
En pastichant un proverbe chinois sur
le mariage, on pourrait dire que l’Europe est une citadelle où tous ceux qui
sont à l’intérieur voudraient sortir et tous ceux qui sont à l’extérieur
voudraient entrer. Cette phrase a été écrite avant les
« événements » d’Ukraine. Car, ça, c’était hier ! Aujourd’hui
– comme évoqué dans la 1ère partie – l’histoire a changé de direction, le
monde a changé de paradigmes. Le tragique a fait de nouveau irruption en
Europe. Les états européens se serrent désormais les coudes parce qu’ils n’ont
plus d’autre choix. Hier encore on parlait de dilution des souverainetés
nationales dans une Europe tatillonne et multiculturelle (cf. la campagne de la
CE pour les libertés démocratiques, en imposant par deux fois comme symbole de
liberté individuelle une femme voilée !) Hier encore se posait la question
de savoir si nous étions un continent largué !
En France, en particulier mais pas seulement, il
nous fallait compter avec la nouvelle bien-pensance inspirée de la théorie
de la déconstruction des sociologues des années 60-70 (« The french theory »). Quand la « pensée woke »
– concept multiple qui en découle – se fit jour aux États-Unis avec son cortège
connexe de néo-antiracisme qui est tout sauf ce qu’il prétend être et de
néo-féminisme inquisitorial, dans les facultés de sociologie et autres
« sciences » dites molles, ce qui devait s’ensuivre était une rupture
culturelle idéologique et ciblée, destinée à transformer l’imaginaire des
masses en transformant leur paysage mental. Les masses ont sûrement d’autres
chats à fouetter, n’empêche que la dénonciation faite de tous les
« privilèges blancs », vrais ou prétendus, en les
« déconstruisant », a induit une atmosphère générale de suspicion qui
altère la perception de la société où nous vivons. L’ennemi à abattre est, dès
lors, le mâle blanc de plus de 50 ans, cis-genre (= celui dont la sexualité est
en accord avec le sexe donné par la nature) et occidental.
Le « wokisme » veut donc faire
la chasse à tous les privilèges réels ou prétendus de l’homme blanc en
« déconstruisant » les mécanismes de la domination mâle européenne/occidentale.
J’avais déjà analysé dans un autre article la « déconstruction » de
l’Histoire, théorisée dans les années 60 et 70, par les sociologues Derrida,
Foucault et Bourdieu entre autres (= la french theorie
citée plus haut) pour promouvoir un monde plus juste, plus humain et laissant
plus de place aux minorités culturelles, cultuelles, sexuelles et raciales.
D’où le « racialisme » qui
prétend combattre le racisme en mettant en avant la couleur de la peau ( !), et les exigences des minorités LGBTIQA+ (Q pour Queer : hors norme par rapport au patriarcat
hétéro-normatif).
Pour ce faire, il suffit désormais d’accorder un privilège moral aux
éternels indignés et, sur le plan des mœurs,
aux militants qui refusent la « vision-sexuelle-binaire-imposée-par-le-patriarcat ».
Leur instrument de conquête et d’influence est la création de mots nouveaux
pour asseoir une « nouvelle réalité ». En France, une prétendue élite
universitaire veut imposer au peuple cette révolution des mœurs par la grammaire qui serait sexiste
(= misogyne) et « transphobe » et
l’écriture inclusive (que personnellement je trouve pratique dès lors qu’il
s’agit de rédiger des lettres administratives qui s’adressent à tous :
cela va plus vite... Mais ceci n’engage que moi !) De fait, cette novlangue
vise surtout à exclure le « vulgum pecus » réfractaire, donc suspect
de vouloir muséifier la langue, face à certains milieux universitaires
soi-disant ouverts et progressistes. Ils ont réussi le coup de Trafalgar de
soumettre à leur diktat totalitaire le dictionnaire de la langue française qui
fait autorité, Le Robert – le plus scrupuleux pourtant à observer
et rendre les normes et les influences sociétales à la mode, acceptées par
la majorité, quitte à les supprimer si leur apport se démode. Et nous voilà
pourvus d’un nouveau pronom : le « iel »
pour les ceusses qui ne se sentiraient ni l’un
ni l’autre...
Ce « wokisme » qui avait pour
mission la remise en question de toutes les certitudes « blanches »
de « l’homo occidentalis », vise non seulement à purger la
société occidentale intrinsèquement patriarcale (= binaire), raciste et
injuste, mais aussi à déconstruire les codes de la civilisation blanche
occidentale en s’attaquant à la réécriture de son Histoire : on
réduit, par ex., l’Histoire des États-Unis à l’esclavage et l’Histoire de la
France au colonialisme, en faisant de chacun de leurs citoyens un esclavagiste
ou un colonialiste raciste potentiel. Ainsi, à la Villa Médicis, des lauréats
« indignés » ont exigé le décrochage d’une tapisserie représentant la
découverte d’un pays exotique de façon... exotique ! (J’imagine de jolies
filles nues ornées de fleurs et de souriants guerriers parés de plumes...)
Ailleurs, on déboulonne des statues de héros « blancs », adoubés par
des « blancs » et, au Canada, on organise des autodafés de livres
jugés trop « blancs ».
Il fallait probablement déconstruire les mécanismes de la domination du
mâle-blanc-cis-genre-exploiteur des femmes et des minorités, mais là , on
assiste à la même chose à l’envers : l’inversion des référents mémoriels
en sacralisant les mémoires minoritaires, la promotion du « racialisme », l’assignation identitaire à
géométrie intersectionnelle (race+couleur+sexe
biologique+genre non biologique+orientation sexuelle, etc.), le ciblage des interdits
de parole (des profs faussement accusés d’islamophobie ou de misogynie,
Sylviane Agacinski, Alain Finkielkraut, Luc Ferry
entre autres), bref : une gangrène qui détricote le tissu républicain.
L’ordre pyramidal a été inversé et sa base est désormais la concurrence
mémorielle superposée à la compétition victimaire. En conclusion, on peut
craindre que les nouveaux concepts qui en découlent, comme la « blanchité », l’« intersectionnalité », la théorie d’un racisme
structurellement blanc qui fondent la « pensée woke »
et son arme de destruction massive, la cancel culture (la culture de l’ostracisation), ne débouchent sur l’éparpillement de la
société façon puzzle.
Pire, il faudrait rompre avec le discours scientifique, avec les Lumières,
la laïcité, l’universalisme
pour leur substituer l’atomisation de la société en minorités identitaires
multiples. Mais – ATTENTION ! –, cela ne vaut apparemment pas pour les
vieilles valeurs de la nation en tant que substrat culturel du peuple
majoritaire. Voilà comment, comme dénoncé plus haut, l’histoire de France se
trouve réduite à la colonisation et celle des E.-U. à l’esclavage – les
minorités totalitaires signant ainsi la fin du consensus démocratique.
En France, encore, il nous faut compter avec les
séquelles d’une décolonisation ratée, les doléances et les ressentiments aussi
revendicateurs qu’anachroniques de jeunes générations qui n’ont pas connu la
colonisation : pour ne prendre qu’un exemple, l’UNEF (3% des
étudiants !), privée des idoles indispensables et obligatoires d’antan
(Mao, le beau Fidel ou le Che – l’homme à la
faluche, très beau lui aussi), constate que la nature a horreur du vide,
remplace le prolétariat disparu par les nouveaux damnés de la terre – les musulmans d’ailleurs et de France en particulier –, et fait régner une police de la pensée inversement
proportionnelle à son ridicule pourcentage, sème l’intimidation et impose
l’« archipelisation » des histoires
individuelles, corrélée avec le mépris de la démocratie méritocratique. Lors de l’incendie de Notre-Dame, par ex., la
vice-présidente de l’Unef-Lille de l’époque (à vous
de chercher son nom sur le net... Prudence est mère de sûreté !), avait
twitté : « Les gens ils vont pleurer pour des bouts de bois. Wallah vous aimez trop l’identité française alors qu’on
s’en balek objectivement. C’est votre délire de
petits blancs... Je m’en fiche de Notre Dame, car je m’en fiche de l’histoire de France. » (J’ai dû corriger la ponctuation. Pour
« balek », vous ajoutez -ouilles
et vous comprendrez...)
D’aucuns, oubliant que ce qui se passe en France a forcément un impact chez
les voisins, prônent même la « créolisation » de la France, donc de
facto celle de l’Europe. Je doute fort que des pays qui viennent tout juste
d’accéder à la liberté en se libérant des différents jougs sous lesquels ils
ont été soumis pendant des siècles et qui ont, malgré tout, avec courage et
ténacité, conservé leurs langues et leurs cultures, trouvent l’idée très
jouissive... La publicité, en tout cas, a déjà pris les devants. Plus une seule
publicité sans que le bébé joufflu, le bon copain, la bonne copine, le gentil
voisin avec sa nouvelle voiture, la maman, le papa et même, récemment, le papy,
ne soient issus de la diversité. C’est sympathique et convivial, un bon point
pour la tolérance. En revanche, quid du paysan du terroir, de la boulangère, du
boucher ou de l’infirmière qui écume les petites routes de campagne pour
soigner la France périphérique ?
Au sein même de l’UE, il nous faut compter avec le Conseil de l’Europe et avec la Commission européenne. La Conférence
sur l’avenir de l’Europe met en exergue, voile au vent telle une bannière,
une femme doublement voilée. Benjamin Sire, dans Figaro Vox du 11/02/22,
déclare : L'existence de ce visuel n'est en rien innocente. Il reprend
la petite musique du « Mon voile, mon choix », comme si la pratique de
l'Islam devenait non seulement inséparable de l'idée européenne, mais aussi
inextricablement liée au port du voile et à une affirmation ostensible et
identitaire du fait religieux.
Bref, au postulat laïque de la liberté de conscience, l’Europe répond
« liberté religieuse ».
Et ce n’est pas du tout la même chose ! Nous voyons là une Europe prise
doublement dans la tenaille identitaire. Deux extrêmes se tiennent la
corde : d’un côté une droite qui regarde dans le rétroviseur et ne
reconnaît plus les valeurs qui faisaient l’Europe et de l’autre côté, une
certaine gauche qui la pourfend et diabolise et convoquant la peste brune et
les bruits de bottes... – ce que Alain Finkielkraut qualifie d’antifascisme
obsessionnel et anachronique. De même, on voit les tenants de la culture
LGBTQIA+ faire des risettes à ceux-là mêmes que cette culture révulse au plus
haut point et qui refusent de souscrire aux valeurs de démocratie, de liberté
de conscience et d’égalité homme-femme – mêmes droits, mêmes devoirs, même
liberté sexuelle (= désacralisation de la virginité féminine) –, sous prétexte
de solidarité entre minorités, excipant de leur diversité pour faire reculer
l’universalisme et réclamer des droits différenciés, indexés sur des
appartenances sexuelles, ethniques ou religieuses.
Guylain Chevrier dans le Figaro Vox,
nous interpelle : Mais cette fameuse « diversité »
revendiquée comme summum des « droits humains », n'est-elle pas un leurre,
lorsqu'on sait que derrière les logiques communautaires disparaissent les
individus et leurs droits, à la faveur de l'intérêt du groupe, selon la volonté
discrétionnaire de chefs religieux ou claniques ? Le bien le plus précieux,
n'est-il pas plutôt celui du droit à la «singularité»,
l'autonomie de la personne, son libre choix, sa liberté de conscience, de
pensée ? N'est-ce pas le citoyen disposant de la souveraineté et du libre
choix de ses représentants, l'intérêt général ? Des acquis devant
l'histoire conquis de haute lutte et protégés par notre République !
II.- Les défis politiques auxquels est confrontée
l’Europe :
Étant donné que je n’ai aucune compétence en la matière, je suis
allée aux renseignements chez Thomas Gomart, historien
et directeur de l’Institut Français des Relations Internationales –
l’IFRI.
Les sept défis de
l’Union européenne par Thomas
Gomart, in Études, 2018, pp.29-30. Je
cite :
L'Union européenne (UE) ne
cesse de subir des chocs qui menacent sa viabilité. Elle a traversé trois
crises aiguës – dettes souveraines, afflux migratoire et Brexit
– au cours de la dernière décennie. Les résultats des élections nationales
traduisent la poussée de forces politiques hostiles à la construction
européenne. Pour tout dire, l'UE subit la mondialisation plus qu'elle ne
l'oriente. Son positionnement international, fondé sur la promotion de
l'économie de marché et de la démocratie représentative, est contesté, de
manière différenciée, par Washington, Moscou et Pékin. Face à ces trois
puissances, l'UE dispose de moyens réels pour élaborer une stratégie, qui
devrait intégrer au moins sept composantes, proposées ici sans exhaustivité, ni
souci hiérarchique.
1. Politique commerciale : les
échanges commerciaux avec la Russie s'élèvent à 205 milliards de dollars ;
ceux avec la Chine atteignent 560 milliards ; ceux avec les États-Unis
approchent les 683 milliards. L'UE doit faire face aux mesures
protectionnistes américaines et au dumping chinois. Elle mise encore
sur l'organe de règlement des différends de l'Organisation mondiale du commerce
(OMC) pour modifier le comportement de Washington et de Pékin.
2. Politique monétaire : face
au « privilège exorbitant » du dollar, l'UE a créé l'euro,
aujourd'hui partagé par dix-neuf de ses membres. Sa solidité dépend en partie
des équilibres entre l'Allemagne, la France et l'Italie. La coalition formée
par le mouvement « Cinq Étoiles » et la Ligue du Nord entend demander
à la Banque centrale européenne (BCE) un effacement de 250 milliards d'euros
de la dette italienne. Pour Berlin, la solidarité entre membres ne saurait
conduire à une « union de la dette ».
3. Politique climatique et
énergétique : en dépit du retrait américain, l'UE entend mettre en œuvre
l'Accord de Paris avec le soutien de Pékin et de Moscou. En réalité, elle ne
parvient pas à respecter ses engagements, alors que les États-Unis réduisent
leurs émissions de CO2. En 2000, l'UE importait 50 % de sa consommation
de pétrole, de gaz et de charbon. En 2030, ce taux passera à 70 %, ce qui
implique de repenser les relations avec ses principaux fournisseurs, au premier
rang desquels figure la Russie. (C’est moi qui souligne !)
4. Politique technologique et
numérique : en matière de recherche et développement, la Chine est en train de rattraper
les États-Unis, alors que l'UE et la Russie stagnent. Parmi les domaines sur
lesquels la concurrence est la plus vive : le photovoltaïque, les batteries et
l'intelligence artificielle. Cette dernière dépend d'une maîtrise et d'une
exploitation des données numériques, et implique l'élaboration d'une politique
en la matière ne se limitant pas au Règlement général de protection des données
(RGPD).
5. Politique spatiale : lancé
en 1973, le programme de lanceurs Ariane est devenu le symbole de
l'Europe spatiale, un des grands succès européens avec l'aéronautique civile.
Ce secteur de haute technologie connaît actuellement une profonde mutation en
raison d'un double phénomène : la banalisation de l'accès à l'espace. La
structuration de l'industrie spatiale européenne se trouve directement
contestée par les programmes américains de New Space, qui combinent un
réinvestissement fédéral et des initiatives privées.
6. Autonomie stratégique
européenne : au cours de la dernière décennie, les États-Unis, la Chine et la
Russie ont significativement augmenté leurs dépenses militaires dans des
proportions très différentes. Les Européens, dont la dépense militaire cumulée
s'élève à 253 milliards de dollars (comparable en volume à celle de la
Chine), ont, quant à eux, relâché leurs efforts sur la période. En revanche, en
décembre 2017, vingt-cinq pays membres lancent une « coopération
structurée permanente » en matière de défense, initiative destinée à
répondre à la dégradation de l'environnement stratégique.
7. La bataille du récit : il
est frappant de constater la capacité des États-Unis, de la Russie et de la
Chine à diffuser un discours sur leurs conceptions respectives du désordre
international par la coordination de puissants moyens de communication. L'UE
apparaît bien passive, incapable de produire un contre-discours.
Cette liste illustre l'ampleur
des défis auxquels l'UE est aujourd'hui confrontée. Pour les relever, il lui
faut, de toute urgence, parvenir à penser ses relations avec les États-Unis, la
Chine et la Russie, à la fois de manière bilatérale et triangulaire. (Aujourd’hui,
il faudra plutôt « urgemment » les repenser !)
Aujourd’hui, l’Europe existe.
Elle est dotée d’institutions uniques au monde. Nulle part on ne voit des pays
qui ont accepté de transférer des pans entiers de souveraineté nationale à un
organisme super-étatique – la Commission européenne. Nulle part il n’existe
l’équivalent du Parlement européen. L’idée de monnaie unique excite les esprits
en Asie et en Américaine latine, mais sa réalisation se heurte à des obstacles
pour l’instant insurmontables. La Cour européenne de justice (CEJ) peut dicter
sa loi aux cours nationales. Comme la paix, ces avancées fabuleuses font
partie de notre quotidien et sont intégrées dans nos esprits au point que nous
en oublions le caractère exceptionnel. (C’est moi qui souligne ! Je
dirais plutôt : « nous en oubliions », car nous sommes désormais
rattrapés par la réalité.)
Oui, aujourd’hui, « le monde a changé » et « nous nous
trouvons à un tournant historique » (cf. les déclarations de Mme Ursula von der Leyen et Olaf Scholz, lors de la réunion des 27 à Versailles, au cours de
la deuxième semaine de mars 2022). Les frontières de l’Europe, la belle
endormie, sont en train d’être ébranlées sous les coups de boutoir d’une guerre
à laquelle elle n’avait pas cru. (Ce n’est pas faute d’avoir été prévenue par
les Américains. Mais qui allait croire ceux qui avaient déjà menti naguère, en
2003, pour envahir l’Iraq ?!) Elles se confondent une fois de plus avec le
défi géopolitique imposé du dehors.
III.- L’Europe est double et
guerrière :
Alors que la guerre était à nos portes, les idéologues neuneus de la bien-pensance/doxa boboïsante
à la mode (voir supra), de même que la droite identitaire, regardaient
ailleurs (et nous aussi !). C’est peu dire que les frontières de l’Europe
sont fluctuantes, que des problèmes de territoires d’un autre temps sont loin
d’être réglés et que le monde qui s’offre à nous n’est pas rassurant...
L’Histoire avec un grand H s’est rappelée à nous dans ce qu’elle a de plus
tragique et de plus anachronique, avec un conflit du temps passé. Nous avions
oublié de décoder le langage totalitaire qui est le cœur du réacteur idéologique du nouveau Tsar, son narratif
historique revisité. Pour lui, la Russie est une civilisation à part – c’est
vrai –, et sa vocation n’est pas de
s’aligner sur l’Europe décadente. Poutine méprise nos valeurs de démocratie et
de droits de l’homme. Je vous incite à lire l’essai sur L’Empire des Tsars,
IV - L’ancienne et la nouvelle Russie, d’Anatole Leroy-Beaulieu, in Revue
des deux mondes, Janvier 1874. (14 pages très faciles à consulter sur le
net !) Instructif et toujours d’actualité.
C’est Alain Bauer avec son ironie caustique qui me ménage la transition
idoine (entendu le 3 mars 2022, sur une chaîne d’info) : « Pendant
que dans l’UE on discutait du transhumanisme ou des pronoms neutres, la Russie
préparait sa grande invasion. Pour les Occidentaux, les armes sont la réponse
des faibles, une défaite de la pensée et de la morale dans son sens le plus
noble. Pour la Russie de Poutine, les armes sont le privilège des forts. »
Autrement dit, pendant que l’universalité des
droits de l’homme étaient détournée par l’archipelisation
des identités individuelles, que les États-Unis revendiquaient l’angle moral
des religions pour s’ériger contre l’état de droit et que le tropisme russe de
l’extrême gauche comme de l’extrême droite françaises convergeait avec celui de
certains haut gradés militaires cathos (un pléonasme ?) – parce que, pensaient-ils,
Poutine était un rempart contre l’Islam –, le même Poutine fourbissait ses
armes idéologiques contre l’Europe décadente des irénistes
niaiseux et autres pleutres « drogués » et « dégénérés »,
biberonnés à la démocratie amollissante ! (= vocabulaire poutinien traduit à ma sauce) De même que certaines
« élites » des deux extrémismes de droite ou de gauche avaient du mal
à mettre les bons mots sur le terrorisme islamiste, les mêmes ont eu du mal à
dénoncer la pleine culpabilité de l’invasion de l’Ukraine par la Russie de
Poutine.
Un petit rappel historique s’impose : les considérations qui suivent sont tirées du magazine Le Point du
14/06/2017, glanées dans différents articles dédiés à Brzeziński
qui venait de décéder.
Dans son livre intitulé Le
Grand Échiquier, best-seller publié en 1997, Brzeziński réfutait la thèse de Fukuyama sur la fin de
l'Histoire. En effet, pour Brzeziński, la
persistance de la menace russe empêche toute fin de l'Histoire – ce qui ne
l'amène pas pour autant à être d'accord avec Huntington. Alors que l'auteur du Choc
des civilisations voit dans la Chine et dans l'islam les principales
menaces pour les États-Unis après la chute de l'URSS, Brzeziński
considère que le risque principal vient bien toujours de Moscou.
Dans son livre, l'ancien
conseiller de Carter affirme que la région du globe la plus importante
stratégiquement est l'Eurasie (Europe et Asie). C'est en effet là que se
concentre l'essentiel de la population mondiale, des capacités industrielles et
des ressources énergétiques. Qui contrôle l'Eurasie contrôle le monde. [...]
Cependant, sa doctrine a exercé une grande influence sur la gestion du dossier
ukrainien par l'administration Obama. Brzeziński
n'a cessé de militer pour une politique de fermeté et de sanctions contre la Russie
après l'annexion de la Crimée au printemps 2014. Mais laissons la parole à Brzeziński. En effet, dans son dernier tweet,
le 4 mai 2016, il écrivait : « Un leadership américain
subtil est nécessaire à un ordre mondial stable. Mais nous manquons de plus en
plus d'un tel leadership tandis que l'ordre mondial ne cesse de se dégrader. »
Il avait observé également que la Russie sans l’Ukraine est un état,
avec l’Ukraine, elle est un empire ! Or, la Russie est intrinsèquement
hégémonique. Je me permets à ce sujet d’ajouter une anecdote personnelle :
Cela se passait dans le somptueux métro de Moscou, le 8 mars 1985. Nous étions
un petit groupe de touristes qui admirions les ors et les sculptures au milieu
de la foule toujours agitée des Moscovites. Les messieurs, pourtant, arboraient
des bouquets de mimosas (venus de Crimée probablement, car le froid était
encore polaire...) et en distribuaient des brins aux dames qu’ils croisaient.
L’un d’eux me tendit un bouquet et s’adressa à moi dans le bon allemand des Russes
de l’époque – ils effectuaient une partie de leur service militaire dans
l’ex-RDA ! Je suppose qu’entre-temps ils sont passés à l’anglais ou au
« globish », comme tout le monde...
– et me lança de but en blanc : « Vous savez, les chars
soviétiques déferleront un jour sur l’Europe. C’est triste, mais c’est comme ça. »
Je n’ai su que répondre, alors j’ai souri bêtement, mon p’tit bouquet à la
main. Il était déjà reparti vers d’autres dames à fleurir... Bref, nous étions
en pleine guerre froide, et maintenant ? Le 9 novembre 1989 tombait le Mur
de la honte, grâce au vent de démocratisation que faisait souffler Mikhaïl
Gorbatchev sur le bloc de l’Est depuis 1985 et qui ouvrit la voie à la
« Réunification » (die Wiedervereinigung)
de l’Allemagne et, au-delà, à l’effondrement de l’empire soviétique. Il
faudrait ajouter que cet effondrement est surtout le résultat de
l’essoufflement de l’URSS provoqué par la course aux armements
intentionnellement initiée par l’Oncle Sam. Maintenant, nous constatons que
l’inverse de la guerre n’est pas forcément la paix ! Nous nous retrouvons
en pleine paix glaciale, sous la menace permanente du terrorisme et/ou de pays
que nous croyions naïvement amis...
Là où l’on trouve un sabre, on peut être sûr que le goupillon n’est pas loin. Et l’on apprend par la bouche d’un des généraux
en retraite – toute une
palanquée – qui encadrent les émissions sur les différentes chaînes d’info, que
le patriarche russe de Moscou bénissait les bombardiers Sukhoï
qui ont rasé Alep. Aujourd’hui, ce même ecclésiastique soutient le nouveau Tsar
de presque toutes les Russies. La religion s’est donc invitée dans le conflit.
(Voir sur le net les trois différentes églises orthodoxes d’Ukraine :
l’Église ukrainienne autocéphale, dont le chef est le Métropolite de Kiev,
l’Église orthodoxe ukrainienne-Patriarcat de Moscou et l’Église orthodoxe
ukrainienne-Patriarcat de Kiev dont l’annulation de la dissolution a été
décrétée par un « synode local », le 20 juin 2019.)
Il est d’autant plus frappant que le maître du Kremlin ait fait appel aux
Tchétchènes musulmans pour sauver en Ukraine la civilisation slave orthodoxe
soi-disant menacée par la civilisation occidentale, comme autrefois Franco avec
les régiments marocains (jusqu’à 70 000 soldats et mercenaires) sur le front de
l’Ebre, pour sauver l’Espagne chrétienne assiégée par le monstre tricéphale que
représentaient les chiffons rouges Démocratie–Communisme/Socialisme–Franc-maçonnerie ! Le Caudillo confiera
d’ailleurs sa sécurité personnelle à sa garde maure jusque dans les années
1960 !
Avec l’accélération de l’Histoire nous assistons à un changement de
paradigmes : l’Allemagne
accepte de se réarmer « pour de vrai », mais, attention : le Bundestag
n’a pas dit son dernier mot ! L’OTAN/NATO s’est récupérée de sa presque
mort cérébrale et l’UE fait consensus au-delà de ses querelle byzantines au
sujet de l’Europe politique et de son organisation (l’Europe fédérale de
Monnet/Schumann, ou l’Europe des États, ou celle des États-Nations prônée
naguère par Delors).
Et je terminerai, faute de mieux, par l’appel de Victor Hugo à l’armée
russe, in les Œuvres complètes (1883). (Je n’avais pas fait état de
son appel à l’union entre les peuples d’Europe : trop de grandiloquence à
grands effets de manche qui habillait mal une pensée novatrice et
courageuse ! Mais, ceci n’engage que moi...)
Alors que l’armée russe écrasait la Pologne qui venait de se soulever,
Alexander Herzen, le rédacteur du Kolokol (=
La Cloche, journal socialiste et
libertaire) et disciple de Proudhon,
fit parvenir à Victor Hugo ce message des plus succincts : « Grand
frère, au secours ! Dites le mot de la civilisation. »
Victor Hugo publia alors dans les journaux libres de l’Europe l’Appel
à l’armée russe :
Soldats russes, redevenez des
hommes.
Pendant qu’il en est temps
encore, écoutez :
Si vous continuez cette guerre
sauvage ; si, vous, officiers, qui êtes de nobles cœurs, mais qu’un caprice
peut dégrader et jeter en Sibérie ; si, vous, soldats, serfs hier, esclaves
aujourd’hui, violemment arrachés à vos mères, à vos fiancées, à vos familles,
sujets du knout, maltraités, mal nourris, condamnés pour de longues années et
pour un temps indéfini au service militaire, plus dur en Russie que le bagne
ailleurs ; si, vous qui êtes des victimes, vous prenez parti contre les
victimes ; si, à l’heure sainte où la Pologne vénérable se dresse, à l’heure
suprême ou le choix vous est donné entre Pétersbourg où est le tyran et
Varsovie où est la liberté ; si, dans ce conflit décisif, vous méconnaissez
votre devoir, votre devoir unique, la fraternité ; si vous faites cause commune
contre les Polonais avec le czar, leur bourreau et le vôtre ; si, opprimés,
vous n’avez tiré de l’oppression d’autre leçon que de soutenir l’oppresseur ;
si de votre malheur vous faites votre honte ; si, vous qui avez l’épée à la
main, vous mettez au service du despotisme, monstre lourd et faible qui vous
écrase tous, russes aussi bien que polonais, votre force aveugle et dupe ; si,
au lieu de vous retourner et de faire face au boucher des nations, vous
accablez lâchement, sous la supériorité des armes et du nombre, ces héroïques
populations désespérées, réclamant le premier des droits, le droit à la patrie
; si, en plein dix-neuvième siècle, vous consommez l’assassinat de la Pologne,
si vous faites cela, sachez-le, hommes de l’armée russe, vous tomberez, ce qui
semble impossible, au-dessous même des bandes américaines du sud, et vous
soulèverez l’exécration du monde civilisé ! Les crimes de la force sont et
restent des crimes ; l’horreur publique est une pénalité.
Soldats russes, inspirez-vous
des polonais, ne les combattez pas.
Ce que vous avez devant vous en
Pologne, ce n’est pas l’ennemi, c’est l’exemple.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 11 février
1863, in Œuvres complètes de Victor Hugo, Actes et paroles,
II, Pendant l’exil, 1852-1870, Paris, 1883, pp. 323-324. (Tout ce qui
précède est consultable sur le net !)
P.-S. : Quelqu’un saurait-il ce que signifie cette lettre non issue de
l’alphabet russe, Z, qui orne les chars d’assaut et autres véhicules militaires
de l’invasion russe ? Z, comme le film de Costa Gavras ?
Z = Zoï : la vie, en grec. Ou Z, comme zapad : Ouest = aller vers l’Ouest ?
Je viens de découvrir ceci sur le net et ce n’est pas
réjouissant ! :
Les manœuvres Zapad étaient des manœuvres
militaires du pacte de Varsovie, réalisées à proximité du rideau de fer.
Zapad-81, le plus grand de ces exercices militaires (100 000
hommes), s'est déroulé en septembre 1981 en Biélorussie (non loin de la frontière polonaise), dans les républiques baltes, en Ukraine et en mer Baltique.
Depuis la dislocation de l'Union soviétique, les manœuvres Zapad sont des exercices
conjoints des armées russe et biélorusse.
Annie Birkemeier, mars 2022