Ne pas oublier non plus que le mariage et la virginité des jeunes filles,
requise pour cet événement éminemment social autant que privé (mais pas intime,
car la société est là pour veiller au respect du contrat !), était depuis
des millénaires un PRIVILÈGE des classes supérieures : l’aristocratie, la
grande bourgeoisie, puis la petite bourgeoisie des villes et, in fine, les
riches paysans (cf. : Emma Bovary) qui ont à cœur d’envoyer leurs demoiselles
au couvent pour être éduquées à défaut d’être instruites.
Les classes inférieures ne se mariaient pas et les filles, depuis leur plus
jeune âge, comme les femmes qu’elle deviendraient, connaissaient fort bien
leurs limites et leur place inférieure au bas de l’échelle sociale.
Houspillées, harcelées, exploitées, violentées, violées, engrossées et
abandonnées, elles forment le gros de ces êtres corvéables à merci dont
personne ne peut se passer et que tout le monde se croit obligé de mépriser et
de mettre plus bas que terre. Quand Jeanneton prend sa faucille, les quatre
jeunes et beaux garçons qu’elle rencontre ne lui demandent pas son avis. Et
tout le monde rigole. Le mariage-contrat était pour les jeunes filles un
PROGRÈS et obligeait les familles à protéger leur couvée de jeunes femelles.
Celles-ci, d’ailleurs, lors des veuvages fréquents - différence d’âge
oblige ! - pouvaient se révéler d’excellentes administratrices de la
maisonnée et de ses biens.
À la lumière de ce rappel socio-historique, il appert que Les
liaisons dangereuses ne sont pas le récit polisson et sulfureux pour émoustiller les lecteurs de l’époque pour lequel on peut le prendre et qui, en
son temps, fit scandale. Il est éminemment moraliste dans la meilleure
acception du terme. Il faut prendre au sérieux la préface de l’auteur : « L’Utilité
de l’Ouvrage, qui peut-être sera encore plus contestée, me paraît pourtant plus
facile à établir. Il me semble au moins que c’est rendre un service aux moeurs,
que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour
corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces Lettres pourront
concourir efficacement à ce but. On y trouvera aussi la preuve et l’exemple de
deux vérités importantes qu’on pourrait croire méconnues, en voyant combien peu
elles sont pratiquées : l’une, que toute femme qui consent à recevoir dans
sa société un homme sans moeurs, finit par en devenir la victime ;
l’autre, que toute mère est au moins imprudente, qui souffre qu’un autre
qu’elle ait la confiance de sa fille. Les jeunes gens de l’un et de l’autre
sexe pourraient encore y apprendre que l’amitié que les personnes de mauvaises
moeurs paraissent leur accorder si facilement n’est jamais qu’un piège
dangereux, et aussi fatal à leur bonheur qu’à leur vertu. »
Je reviendrai peu sur le contrat que scelle la Marquise de Merteuil avec le
Vicomte de Valmont. Mme de Merteuil, désirant se venger de son amant qui
l’abandonne pour épouser une jeunette à grosse dot, Cécile Volanges, 15 ans,
sollicite l’aide de son ancien amant qui devra déniaiser et corrompre la jeune
fille fraîchement émoulue du couvent. Femme incapable de se venger elle-même,
elle ne semble pas prendre conscience de cette faiblesse et emprunte le schéma
patriarcal habituel : on se venge d’un homme sur ses/les femmes. Un jeu
d’enfant pour Valmont - ce Don Juan à la française - qui pimente son entreprise
avec le dessein de séduire parallèlement une dévote prude et naïve, Mme la
Présidente de Tourvel, qu’il convoite.
Grande manipulatrice devant l’Éternel, la Marquise commet l’erreur de se
surestimer et, pire, de surestimer Valmont. Lorsque ce gentleman se rend chez
elle pour crier cocorico, qu’il a enfin réussi à obtenir de haute lutte les
faveurs de la Présidente, il se livre sans précaution : « ... Ce
fut avec cette candeur naïve ou sublime qu’elle me livra sa personne et ses
charmes, et qu’elle augmenta mon bonheur en le partageant. L’ivresse fut
complète et réciproque ; et, pour la première fois, la mienne survécut au
plaisir. (Lettre CXXV)». Imbécile fat et prétentieux qui n’a pas
prévu la fureur qui va embraser l’âme de sa complice ! La Marquise a
surévalué son impassibilité de femme forte face au dépit amoureux dont elle
prend conscience à l’aiguillon qui lui transperce le cœur. Elle est horriblement
jalouse. Pire, elle se découvre vulnérable - ce qui la rend encore plus
dangereuse. Perspicace, elle a compris que Valmont s’est pris à son propre
piège et aime éperdument Mme de Tourvel, tandis que la « petite
Volanges » les laisse l’un comme l’autre dans l’indifférence la plus
désinvolte.
La Marquise manigance alors l’exploit de faire d’une pierre deux
coups : se venger de la Présidente par l’intermédiaire de Valmont en
piquant sa vanité d’homme qui prétendait être à l’abri de cette « passion
pusillanime » (Lettre CXXV). Aussi, ajoute-t-elle une clause au
contrat avant de se livrer au Vicomte en récompense. Elle exige qu’il rompe
avec Mme de Tourvel au cours d’une scène où on ne sait ce qui l’emportera du
cynisme ou de la goujaterie. Pourquoi le Vicomte accède-t-il à ce nouveau
caprice ? Désarçonné par cet amour qu’il n’avait pas prévu, veut-il se
punir de ce qu’il considère comme une faiblesse, en allant jusqu’au bout de sa scélératesse ? La Marquise ne s’y trompe pas : c’est par vanité que
Valmont, à son cœur défendant, humilie et trahit Mme de Tourvel qu’il adore.
Une seule pièce manque pour que la tragédie s’enclenche : la Marquise a
séduit et déniaisé le Chevalier Danceny, soupirant de Cécile, la « petite
Volanges », et Valmont se sent trahi à son tour. Il y aura duel. Désormais
tous les éléments sont en place.
Valmont perd le duel qui l’oppose au jeune mirliflore naïf et inconsistant
qu’est Danceny. Comment ce jeune gandin, qui débute en amour en tombant
ingénument dans les rets de Mme de Merteuil, ose-t-il affronter un Valmont qui
devrait n’en faire qu’une bouchée ? Comment un homme fait, forcément un
fin bretteur comme Valmont, a-t-il pu se laisser battre par un novice ?
S’est-il défendu mollement ? Toujours est-il qu’il prendra soin de léguer
les lettres de la Marquise à Danceny avant de succomber. Prière à ce dernier de
les divulguer pour perdre la Marquise.
Ce faisant, il fait d’une pierre trois coups :
1. Il se venge de Mme de Merteuil en rendant publique son infamie. (On
reconnaît là encore le gentleman qu’est ce monsieur ! On
connaissait déjà son art consommé de faire porter le chapeau de ses turpitudes
à ses victimes.)
2. Il se rachète en mourant en aristocrate. Pas de doute, Valmont est un
brave. Plus de doute non plus pour moi : ce duel qui voit la fin en beauté
de Valmont est un suicide déguisé : il vient d’apprendre la mort de Mme de
Tourvel. Le « libertin », libre-penseur à la française, ne propose
aucune vision acceptable socialement, et la mise en pratique de cette idéologie
du jouir sans entraves brise les destins individuels. Valmont est allé jusqu’au
bout de l’impasse qu’il a entretenue : il devient de lui-même ensemble la
victime et le bourreau.
3. Il lègue à la postérité, par l’intermédiaire de Choderlos de Laclos, une œuvre littéraire qui obéit à l’impératif aristotélicien de la vraisemblance.
(Il a lu le Quichotte de Cervantès et a compris son message).
Mme de Tourvel, cruellement bafouée, outragée et détruite par un amant
adoré qui a sali le nom de l’époux aimant en même temps que sa réputation,
meurt de chagrin encore plus que de remords. Et c’est la meilleure chose qui
pouvait lui arriver. Elle aussi se rachète par une mort qu’elle réclame et
obtient comme une salvation.
Cécile Volanges réintègre volontairement le couvent de son enfance pour le
reste de sa vie. Elle y cachera son déshonneur et ses désillusions. C’est le
moindre mal.
Le Chevalier Danceny fuit vers Malte où il aura pour mission défendre
l’Occident des pirates berbères et des assauts de la flotte ottomane. Il devra
pour cela faire vœu de pauvreté, chasteté et obéissance... Il a compris la
leçon.
La Marquise de Merteuil, huée et condamnée par ses pairs lors d’une soirée
au théâtre, est frappée d’ostracisme et, partant, de mort sociale. Comme si
cela ne suffisait pas à sa punition, elle contracte la variole à laquelle,
coriace, elle survit, couverte de pustules et défigurée à jamais - seconde mort
sociale dans une société où la beauté des femmes est leur principal viatique.
Madame de Volanges à Madame de Rosemonde, dans la Lettre CLXXV :
« Le Marquis de xxx, qui ne perd pas l’occasion de dire une
méchanceté, disait hier, en parlant d’elle, que la maladie l’avait retournée,
et qu’à présent son âme était sur sa figure. »
Elle fuit vers la Hollande avec les diamants et l’argenterie de feu son
mari, en laissant derrière elle pour 50000 livres de dettes. Voleuse et en
fuite comme les lâches, la machiavélique Marquise demeure (à jamais ?) la
figure féminine la plus noire de la littérature française.
Nous remarquerons que, dans cette œuvre foisonnante qui dénonce les
ravages de la débauche et de la méchanceté au sein d’une société oisive et
raffinée, œuvre d’une perspicacité psychologique inouïe, jamais il n’est fait
mention de punition ou de vengeance divine. C... de L..., l’auteur faussement
anonyme, est un homme de son siècle, le siècle des Lumières. Point n’est besoin
de terroriser les foules avec la religion : le vice porte sa punition en
lui-même !
Annie Birkemeier (2021)