Ces historiettes sans prétention sont dédiées aux personnes qui ont bien voulu me confier pertes, trahisons et/ou retrouvailles incongrues...
Même la vie la plus plate, la plus minuscule connaît des moments extraordinaires. Je vais vous confier un secret : c’est le réel qui est magique !
Histoires de poupées, de petites filles, et de brocantes prodigieuses
La petite poupée au costume marin
C’était l’été, mais de quelle année ? Elle devait avoir trois ans et demi ou quatre ans et demi tout au plus. Grand-mère, maman et la tante étaient invitées à prendre le thé chez la grand-tante dont la vie passée en Extrême Orient faisait fantasmer depuis toujours ces campagnardes qui avaient rarement outrepassé les limites du département. Ces dames acquiesceraient respectueusement à tout. Buveuses de café, elles devaient parler encore longtemps avec perplexité de ce thé si chic, si distingué. Pensez donc, un breuvage qui a un goût de foin macéré dans de l’eau tiède ! Leurs hommes, buveurs d’eau-de-vie maison, diraient pareil, en secouant la tête avec consternation, pour le whisky.
S’il était honnête avec lui-même, il devait s’avouer qu’il avait été subjugué. Bien sûr, les circonstances y avaient mis du leur. L’été, la chaleur atténuée par un petit vent du large... Il avait pris place à cette terrasse qui surplombait la plage, et elle était là, papotant avec quelques amies, toutes aussi voyantes les unes que les autres. Délurées, bronzées, exsudant l’argent de papa-maman par tous leurs pores bien poncés et nourris à la crème de luxe : l’idéal pour un flirt ou une nuit sans conséquences. Son œil exercé l’avait tout de suite repérée, le front haut et bombé, auréolé de petits cheveux fous, décolorés par le soleil et qui lui faisaient comme un halo couronné des inévitables lunettes de soleil grand format. Il avait souri intérieurement de commisération devant cette soumission à la mode de celles qui voulaient à tout prix se faire remarquer. (Pourtant, s’il devait être honnête avec lui-même, il lui fallait reconnaître que, de son côté, il ne passait l’été qu’en mocassins bateau bleu marine et se promenait nonchalamment à la brise du soir avec un chandail noué autour du cou par les manches – la panoplie du beau gosse à l’aise dans sa peau et dans sa vie.) Et puis, ce sourire éclatant qu’elle arborait, qui découvrait largement des dents régulières, saines, parfaitement alignées... Tandis qu’il l’observait à la dérobée, une copine bien intentionnée avait remarqué et dénoncé son manège. Elle s’était tournée alors vers lui et avait détourné illico le regard, rouge de confusion. Il avait assez l’expérience des femmes pour savoir qu’il avait fait mouche instantanément. Il attendrait tranquillement qu’elle tombe d’elle-même. Quelques jours plus tard il l’avait revue à la messe et s’était installé de manière à l’observer. Ses épaules de nageuse donnaient à tout ce qu’elle portait de l’élégance et de l’aplomb. De nouveau, il sourit intérieurement – avec dérision ? – en songeant qu’elle n’avait d’appétence pour aucun sport...
Si elle couche avec moi le premier soir, je la laisse tomber, s’était-il promis. Fine mouche, elle avait flairé le bon filon qu’il lui faudrait conquérir comme on gravit une montagne. Lequel des deux était le plus retors ? Si elle l’avait subjugué sans effort, elle avait eu la prudence de ne pas en rajouter. Pour éviter de l’effrayer ou de le lasser, elle avait su peser au trébuchet les démonstrations de passion mêlée d’admiration presque déférente qu’il lui inspirait naturellement. Ils s’étaient mariés et elle l’avait suivi dans tous ses déplacements, parfaitement heureuse et satisfaite de rester femme au foyer (avec aide ménagère quand même), tout en feignant sans appuyer d’avoir dû sacrifier pour lui son job – aussi lucratif qu’inutile – et ses amis. Elle l’accompagnait, fière et comblée, lors des congrès et avait fait à ses côtés le tour de toutes les grandes villes universitaires de la planète. Il n’était pas fâché de parader avec cette grande belle femme à ses côtés, alors que les collègues s’affichaient avec leurs secrétaires ou étudiantes qui changeaient et rajeunissaient au fil du temps. Il leur opposait une épouse durable et montrable. Bien sûr, la ménopause ne l’avait pas épargnée. Le beau front s’élargissait, dévoilant un début d’alopécie presque masculine et les petits cheveux fous qui le couronnaient étaient devenus ternes et maigres comme le duvet d’un poussin anémié. Les sourcils arqués, rehaussant des yeux très séparés, étaient devenus une fine ligne épuisée par trop d’épilations. Et le sourire qu’elle arborait mécaniquement comme sa meilleure arme de séduction était sans joie. Il sursauta de gêne, de honte presque. Qu’est-ce qu’il lui prenait ? Tout ça parce qu’il l’avait vue ce matin sortir nue de la douche ?! Ça faisait un bail que cela ne lui était pas arrivé. Il prit même conscience qu’elle ne se montrait depuis longtemps qu’en nuisette affriolante ou dessous raffinés, dont le prix était inversement proportionnel au poids de dentelles savamment drapées pour habiller une poitrine... plate. Voilà, c’était dit. C’était sorti comme ça, sans qu’il l’eût voulu. Et puisqu’il était lancé, il s’avouait qu’il l’avait trouvée également osseuse et anguleuse. Oh, les vilains mots ! Elle s’était fait maigrir pour contrer les effets de la ménopause. Ce n’était pas la première cure qu’elle faisait pourtant et, habillée, elle avait conservé sa prestance. Oui, mais voilà, il l’avait trouvée, au tréfonds de lui-même, osseuse, anguleuse et... plate !
Tout ça parce que ses collègues avaient, la cinquantaine venue, largué épouse et maîtresses pour convoler avec des beautés exotiques. Il s’était gaussé de ceux qui, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, s’étaient entichés de graciles poupées asiatiques qui plumaient le bon Blanc au profit exclusif de leur encombrante famille. Puis la mode avait tourné au bénéfice de Noires sculpturales qui plumaient le bon Blanc au profit exclusif de leur encombrante tribu... Aujourd’hui, ils arboraient à leur bras de superbes slaves, Ukrainiennes pour la plupart, au teint de porcelaine transparente et arborant des décolletés nacrés ou laiteux. Elles parlaient un français châtié, connaissaient la littérature française mieux qu’eux et ils explosaient de fierté à leurs côtés. Était-il jaloux d’eux qui avaient brûlé la vie par les deux bouts et rajeunissaient maintenant à vue d’œil avec des compagnes de leur niveau ?
Demain est un autre jour. Demain, sûrement, il y verrait plus clair et redeviendrait raisonnable.
On pourrait presque écrire que le dernier roman de Jonathan Coe, Billy Wilder et moi est d’abord un vibrant hommage au Brie de Meaux, mais ce ne serait pas lui rendre justice, même si on y trouve un magnifique éloge du fromage français, qui constitue un remarquable moment d’anthologie à classer dans les annales. Ces pages savoureuses, où le vieux réalisateur, en chemin pour tourner la dernière scène de son film, s’arrête dans une ferme de Seine et Marne, pour déguster, en compagnie de sa jeune interprète, ce délice digne des Dieux, quitte à se mettre en retard pour la première fois de sa vie, alors que toute son équipe l’attend, sont à recommander à tous les amateurs de fromage, de littérature et de bon vin. Je suggère d’ailleurs aux producteurs de Brie reconnaissants de faire parvenir à l’auteur un énorme plateau des différentes sortes de Brie en remerciement de ses éloges gustatifs.
Dans la maison du lac, au bord du bois, un garçon blond lit un manga, assis sur un banc noir, avec un chat gris qui dort, tout rond.
Un papillon sphinx sort du jardin aux iris. Murs clos sur un champ roussi. Abricots mûrs au chaud parfum.
Un jour finit, trop tôt alangui. Un soir satin coud d’or l’horizon qui s’obscurcit.
Minuit. Un marin saoul boit du rhum dans un bar du port avec un soldat irlandais qui boit du whisky pur malt. L’air, autour, lourd d’alcool. La nuit dort, sans aucun bruit. Si loin du matin blanchi.