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> Les bénéfices collatéraux du Covid ✎ Jean-Paul Gazeau

Rédigé par webmestreRL 4 commentaires
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Le couvre-feu qui à la longue commence à faire suaire, a eu néanmoins le mérite de m’obliger à revisiter ma bibliothèque et à relire quelques ouvrages devenus poussiéreux au fil des ans.
J’ai peu relu jusqu’alors. Moins de 1% de l’ensemble des livres que j’ai pu lire au cours de ma vie. J’ai relu quelques poèmes de Baudelaire, Rimbaud, Appolinaire ou Fourest. J’ai bien tenté de relire les auteurs fétiches de ma prime adolescence : Cesbron, Dhôtel, Bazin, Cronin, Vian, ...mais l’émotion n’y était plus. Par désœuvrement, j’ai du relire la Peste, l’Etranger, les Mots, ... mais sans conviction.
Pour moi, relire un bouquin, jusqu’à présent c’était un plaisir réservé à ces vieillards qui ayant épuisé tous les charmes de la nouveauté ou dont la mémoire commence à flancher, partent à la recherche du temps perdu. 
Mais rétrospectivement, le blocage dont je fais preuve à l’égard de la relecture vient surtout en fait de ces gommeux, cuistres, raseurs, pontifiants, grimauds et autres pédants, qui lors d’un bon dîner « entre amis », profitant d’une baisse de tension dans la conversation ou d’un assoupissement passager des autres convives, lancent « Je viens de relire..... ».
« Je viens de relire... » est le sésame qui permet aux fâcheux d’étaler leurs poncifs sur un auteur, sur une œuvre, .... et de gâcher un bon repas.
Autant le « Je viens de lire... » fait partie de l’art de la conversation, est ressenti comme une volonté de partage des idées et des émotions, une invitation au dialogue entre amateurs de bons livres, autant le « Je viens de relire... » est castrateur, l’annonce du long monologue qui va être asséné aux commensaux.  « Je viens de relire » claque comme une sommation, résonne  comme l’injonction du prédicateur qui nous invite au recueillement avant le sermon.
Il y a par exemple celui qui annonce avec componction « Je viens de relire La Recherche...» alors que le maître de maison est en train de découper le gigot de 7 heures.
Ça y est, c’est parti pour une heure de soliloque et de circonlocutions sur la geste proustienne.  C’est pas encore aujourd’hui que je vais me coucher de bonne heure et en plus on va bouffer le gigot froid. Je me ressers en douce un verre de ce délicieux Lynch-Bages.  Comme Monsieur « Je viens de relire... » va me saouler, autant en profiter. 
Il connaît tous les personnages de la Recherche et leurs occurrences, d’Albertine (2375) à Thirion (1) et Rozier (1) en passant par Swan (1646), Charlus (1361), Jupien (220), Saniette (87) ou Dechambre (18).
Il connaît tous les villages, hameaux et lieux-dits de la Recherche : Bricquebec, Carquethuit, Criquebec, Englesqueville, Hudimesnil, Montsurvent, Questambert, Quetteholme, Saint-Mars-le-Vêtu, Vieuvicq, ...
Il convoque les Guermantes, Cambremer, Chatellerault, Monserfeuil, Chaussepierre, Froberville, Courgivaux, Fierbois...comme s’il faisait partie de leur caste. 
Il les appelle par leurs prénoms : Odette, Palamède, Oriane, Alix, Basin, Gilberte, Daisy, Bathilde, Salomon, Victurienne, Léonie, Esther, Marie-Aynard, Cyrus, Hannibal, Renée - Élodie, Sosthène, ... comme s’il faisait partie de leur famille.
Il les interpelle par leurs diminutifs :  Babal, Bébeth, Bibi, Biche, Bobey, Boni, Cancan, Chochotte, Coco, Fonfonse, Grigri, Mama, Mémé, Momo, Quiou-Quiou, Tiche, Tino, Ski, Zézette,...comme s’il faisait partie de leurs intimes. 

Mon estomac commence à se nouer, mes paupières se font lourdes, le gigot exhale une odeur de viande froide, mon verre est désespérément vide, ...
Qui va mettre fin à ce supplice. Swan, reviens ! Brichot est de retour ! Le maître de maison, compatissant, me ressert un peu de Lynch-Bages...

Certes Proust est un auteur qui se prête à la relecture. Comme le dit si joliment 
Roland Barthes dans le « Plaisir du texte » :  « Bonheur de lire Proust - d’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages». Mais le prosélytisme m’exaspère surtout quand il me prive des plaisirs de la table.

Évoquer la Recherche lors d’un bon dîner peut procurer du plaisir. Mais il faut que ça se passe à la bonne franquette, que ça reste dans le registre de la connivence, du clin d’œil, de l’allusion,...

Je pourrais multiplier les exemples à l’envi : « Je viens de relire Spinoza... », « Je viens de relire Montaigne... », « Je viens de relire Flaubert », etc. A chaque fois, j’en ressors avec troubles gastro-intestinaux : lourdeurs, aigreurs,  ballonnements, reflux, brûlures, nausées,...

Mais grâce au Covid (et/ou à cause de l’irréparable outrage des ans ?), j’ai pu surmonter mes névroses psycho-somatiques et j’ai pu enfin découvrir le plaisir de relire.

C’est ainsi que j’ai redécouvert au fond de ma bibliothèque les « Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja ».

Nasr Eddin est un personnage mythique de la culture musulmane dont les histoires ont été écrites entre le XIIIème et le XVème siècle. Il est tour à tour maître d’école coranique, cadi, ouléma, muezzin, juge, instituteur, paysan, bouffon de Tamerlan,etc. Irrévérencieux, subversif, doué du sens de l’absurde, irrespectueux, à la limite du blasphème, il dénonce la bêtise, le préjugé, la vanité, la lâcheté, le conformisme, la cupidité. S’il est impitoyable pour la vénalité des juges, pour la bigoterie des religieux, pour l’arrogance des puissants ou pour l’hypocrisie de ses modestes voisins, il ne s’épargne pas lui-même et s’avoue jouisseur, paresseux et voleur à l’occasion. 
Nasr Eddin est une figure emblématique de l’heureux temps où l’islam savait être satirique.

Pour vous mettre en appétit, trois courtes histoires : 
Chrétien et musulman

Un vendredi, Nasr Eddin surprend un des chrétiens  d’Akshéhir à manger de la viande en cachette.
- Ô chrétien, toi qui as fait le devoir de charité, lui dit le Hodja, donne-moi un morceau, j’ai faim.
- Éloigne-toi, mahométan, c’est de la viande de porc et tu n’as pas le droit d’en manger.
- Qu’importe ! lui répond Nasr Eddin en s’asseyant à côté de lui, je suis chez les musulmans ce que tu es chez les chrétiens.

Avant et après 

Nasr Eddin vient, encore jeune, d’accéder à la dignité de mollah, et il peut désormais être instructeur à la medrese.
Un matin, voulant atteindre un livre placé un peu haut dans la bibliothèque, il monte sur une pile de corans. Un de ses collègues s’en scandalise :
- Par Allah, Nasr Eddin ! Tu es bien impudent. Ne crains-tu donc pas de souiller les Écritures sacrées ?
- C’est une chose dont j’avais peur auparavant, répond Nasr Eddin ; mais maintenant que je suis mollah, c’est au Coran d’avoir peur de moi.
L’imam et les fidèles 

Un jour, on vient en consultation juridique demander à Nasr Eddin :
-Si l'imam lâche un pet, à la mosquée, que doivent faire les fidèles ?
-Ce qu'ils doivent faire est évident, aller chier.

Jean-Paul Gazeau

4 commentaires

#1  - Annie Birkemeier a dit :

Ah ! Palamède... Ah! Totoche et toi Zézette... Eh bien, je suis en train de relire les Mémoires de Jean-François Revel : Le voleur dans la maison vide. Mais chuuut... Vous ne saurez rien de tout le bien que je pense de cet ouvrage foisonnant de vie (=plusieurs vies), d'intelligence, d'érudition, fidèle aux amis (sinon aux dames), de flingages testostéronés de cons à coups de sarcasmes. Non, n'insistez pas !

#2  - Janie Béghin a dit :

Ou l'art très poussé de la prétérition, dans un cas comme dans l'autre.

#3  - Jacques Eskénazi a dit :

La chair n'est pas si triste, et, heureusement pour moi, je n'ai pas lu tous les livres...

#4  - Danièle Leblanc a dit :

De ce que j'ai pu observer... dans les "dîners en ville": quand quelqu'un commence sa phrase par "j'ai relu Proust" ou "je viens de relire "Les Essais", il y a fort à parier qu'il s'agit d'une périphrase (un mensonge quoi) pour cacher le fait qu'il ne les avait jamais lus!

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