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🔖 Eric Fottorino : Question à mon père (collection Folio, 2010)

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Eric Fottorino

Questions à mon père

 

Fils de deux pères                                                 

 

          "Ce n'est pas faute pour toi d'avoir tenté des rapprochements. Je n'étais pas prêt. Je n'étais jamais prêt. Je ne connaissais alors qu'un seul père et ce n'était pas toi. Les pères n'allaient pas par paire, c'était ainsi. Tu aurais approuvé l'éducation dispensée par Michel, sa manière de dire : "tiens-toi droit" pour corriger la disgrâce d'une voussure qui aurait fait de moi un vieux avant l'heure. Michel m'avait adopté. Il avait accompli cet acte insigne : me donner son nom. Lui qui redoutait la paperasserie plus que tout, il dut signer des déclarations officielles pour me faire sien. Je ne devais pas me montrer indigne de lui. Et pour cela, dans mon esprit trop simple, tu ne devais pas exister. Je ne t'ai pas renié. Je me suis contenté de te nier. Toutes ces années, presque trente, tu n'as plus compté à mes yeux. Si mes livres te dévoraient ou te brûlaient selon mon bon vouloir de romancier, tu ne pouvais revendiquer le moindre lien entre nous. Je pouvais dire comme bon me semblait que tu étais mon géniteur. Tu ne pouvais me revendiquer comme ton fils. Je pratiquais le sens unique. Je prenais ce que je voulais. Tu ne recevais rien.

          Jamais je ne t'aurais laissé prendre la place de mon père, que d'ailleurs tu avais la délicatesse de ne pas convoiter. Je ne t'accordais en vérité aucune place. J'avais ma conscience pour moi, quel confort que la bonne conscience. Ce n'était pas grand-chose pourtant. Dans mes collèges noirs de soutanes, on m'avait dressé à aimer avec des préjugés, pas de pitié pour le différent, l'étranger, le tueur de Christ. Je t'avais accablé de tous les péchés de la terre, c'était commode, ça empêchait de réfléchir et de s'émouvoir. La belle affaire. Misérable déni. O temps perdu, vie passée, occasions manquées. Maintenant que l'âge nous a rapprochés, que se sont évaporés les reproches, je mesure combien je nous ai punis. J'ai préféré le romanesque à l'abrupt de la vie. J'ai esquivé la vérité. Un père juif marocain nommé Maman, accoucheur de son métier, abandonneur de bâtard, il y avait de quoi broder. Cela faisait une bonne histoire à imprimer. Je ne m'en suis pas privé. Mais à la longue, déroulant à l'infini le fil de l'écriture, la fiction m'a dévoilé notre réalité comme un révélateur fixe une image d'abord tremblée dans le secret d'une chambre noire. Qui avait été abandonné sinon ma mère de ses parents, et toi des tiens ? Qui avait souffert sinon vous séparément, puisque jamais vous ne vous êtes retrouvés ?"

  152 – 153, ch. 22, COLLECTION Folio, 2010

 

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