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☕ 16 juin 2015 : 46ème séance des rendez-vous littéraires de Royan

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          " Avec Proust, aux bains de mer ", invité : Patrice Louis, journaliste, blogueur, écrivain, suivi d'une balade agrémentée de lectures le long de la corniche de Foncillon,

 

 

Patrice Louis

En accompagnant Proust aux Bains de Mer

 

Et si, depuis un siècle, nous nous fourrions le doigt dans l’œil à propos de Balbec ? La station balnéaire d’À la Recherche du Temps perdu ne serait pas sur les côtes de la Manche, mais sur la façade ouest de la France - à Royan par exemple, nom pris évidemment au hasard !

Je ne suis pas sérieux — mais peut-on demander à un fou assumé de l’être, fût-il de Proust ?

La question n’est pas si illégitime à la lecture de l’œuvre du romancier qui n’a jamais mis les pieds en Charente-Maritime et elle illustre mon approche de la Recherche, sujet exclusif de mon blogue.

Je m’explique : Dans Du côté de chez Swann, à propos de « rêves d’Atlantique et d’Italie », Proust écrit : « Je n’eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Venise, Florence ».

Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, il cite un poème de Musset, Nuit de décembre :

          Au Havre, devant l'Atlantique

          À Venise, à l'affreux Lido,

          Où vient sur l'herbe d'un tombeau

          Mourir la pâle Adriatique.

Balbec (Cabourg rebaptisée) et Le Havre sur l’Atlantique et non pas sur la Manche ? Quels cancres en géographie ! Enquête faite, pas tant que ça : La Manche est ce qu’on appelle une mer bordière ou adjacente, faisant partie d’un océan. Selon les cas, l’Atlantique est considéré avec ou sans ses mers. Et donc non, Balbec n’est pas ici. Mais c’eût été fort crédible si l’on se consacre à notre thème, les bains de mer.

L’une est la « plus belle plage du monde », l’autre « de l’Océan ». Toutes deux jouent d’un atout fort important : le développement des chemins de fer rimant avec bains de mer.

Plongeons allègrement dans l’œuvre proustienne. La méthode : le décorticage, les occurrences des mots, l’étude littérale. Bon connaisseur du texte monumental, je laisse l’exégèse aux proustologues patentés.

Je m’approche au plus près. Il est de bon ton de considérer que c’est ce que fait le divin Marcel avec les sentiments, les êtres, la société de son temps. Grossière erreur. Ouvrons Le Temps retrouvé :

*« Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope », quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m'appelait fouilleur de détails. »                                                            

Moi je suis un fouilleur de détails, je décortique la Recherche, minutieusement, avec un joyeux appétit.

Il est 163 occurrences du mot « plage », 55 de « bain », 353 de « mer ».

« Bains de mer » : l’expression apparaît dix-sept fois, présente dans cinq des sept tomes (absente du troisième et du dernier). Deux fois, elle est entre guillemets et sept, associée à « vie de bains de mer ».

* Ma grand’mère qui trouvait qu’aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la plage à humer le sel et qu’on n’y doit connaître personne, parce que les visites, les promenades sont autant de pris sur l’air marin, demandait au contraire qu’on ne parlât pas de nos projets à Legrandin, voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer, débarquant à l’hôtel au moment où nous serions sur le point d’aller à la pêche et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir. I

* dans le nom de Balbec, comme dans le verre grossissant de ces porte-plume qu’on achète aux bains de mer, j’apercevais des vagues soulevées autour d’une église de style persan. I

* À Combray, comme nous étions connus de tout le monde, je ne me souciais de personne. Dans la vie de bains de mer on ne connaît que ses voisins. II

* J’avais beau avoir appris que les jeunes gens qui montaient tous les jours à cheval devant l’hôtel étaient les fils du propriétaire véreux d’un magasin de nouveautés et que mon père n’eût jamais consenti à connaître, la « vie de bains de mer » les dressait, à mes yeux, en statues équestres de demi-dieux et le mieux que je pouvais espérer était qu’ils ne laissassent jamais tomber leurs regards sur le pauvre garçon que j’étais, qui ne quittait la salle à manger de l’hôtel que pour aller s’asseoir sur le sable. J’aurais voulu inspirer de la sympathie même à l’aventurier qui avait été roi d’une île déserte en Océanie, même au jeune tuberculeux dont j’aimais à supposer qu’il cachait sous ses dehors insolents une âme craintive et tendre qui eût peut-être prodigué pour moi seul des trésors d’affection. D’ailleurs, (au contraire de ce qu’on dit d’habitude des relations de voyage) comme être vu avec certaines personnes peut vous ajouter, sur une plage où l’on retourne quelquefois un coefficient sans équivalent dans la vraie vie mondaine, il n’y a rien, non pas qu’on tienne aussi à distance, mais qu’on cultive si soigneusement dans la vie de Paris, que les amitiés de bains de mer. II

* Et par là, — tout autant que la splendeur aveuglante de la plage, que le flamboiement multicolore et les lueurs sous-océaniques des chambres, tout autant même que les leçons d’équitation par lesquelles des fils de commerçants étaient déifiés comme Alexandre de Macédoine — les amabilités quotidiennes de Mme de Villeparisis et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle ma grand’mère les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme caractéristiques de la vie de bains de mer. II

* cette horde de fillasses mal élevées [les jeunes parentes de Bloch], poussant le souci des modes de « bains de mer » jusqu’à toujours avoir l’air de revenir de pêcher la crevette ou d’être en train de danser le tango. II

 * Octave obtenait, au Casino, des prix dans tous les concours de boston, de tango, etc., ce qui lui ferait faire s’il le voulait un joli mariage dans ce milieu des « bains de mer » où ce n’est pas au figuré mais au propre que les jeunes filles épousent leur « danseur ». II

* à l'arrivée, je m'étais senti repris par le charme indolent de la vie de bains de mer. IV

* Mais tenez, Albertine, nous allons faire une chose bien simple : je sens que l'air me fera du bien ; puisque vous ne pouvez lâcher la dame, je vais vous accompagner jusqu'à Infreville. Ne craignez rien, je n'irai pas jusqu'à la Tour Élisabeth (la villa de la dame), je ne verrai ni la dame, ni vos amies. » Albertine avait l'air d'avoir reçu un coup terrible. Sa parole était entrecoupée. Elle dit que les bains de mer ne lui réussissaient pas. « Si ça vous ennuie que je vous accompagne ? — Mais comment pouvez-vous dire cela, vous savez bien que mon plus grand plaisir est de sortir avec vous. » Un brusque revirement s'était opéré. IV

* en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec d'où je l'avais précipitamment emmenée, subsistaient l'émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de mer. V

Au tournant des XIXe et XXe siècles, nous sommes invités à découvrir une nouveauté, un art de vivre, une philosophie même qui ne se limite pas à faire trempette dans des vagues d’eau salée.

Marcel Proust raconte une époque (qu’on qualifiera de « Belle ») où villégiaturer au bord de la mer relève du thérapeutique et du ludique.

 

Un peu d’histoire :

Jusque au XVIIIe siècle, le littoral est un lieu de promenade, sur la terre ferme. La nouvelle mode naît en Angleterre, en 1753, quand le docteur Charles Russel publie Les effets des bains de mer sur les glandes, conseillant de boire l'eau de la mer et de s'y baigner pour des raisons médicales mais aussi religieuses. Il raisonne ainsi : Dieu est bon mais a créé le mal, les maladies, il a donc dû placer dans la nature le remède au mal. Le plus grand réservoir des forces naturelles étant la mer, elle est le plus puissant des remèdes. S’y baigner, totalement ou en partie, c’est bénéficier des bienfaits des vagues et de la spécificité de l'eau marine.

Convaincu par cette théorie, le prince de Galles se rend à Brighton en 1783 pour soutenir l'ouverture du premier établissement de bains dans l'histoire.

La France est atteinte dans les années 1820. Dieppe et Boulogne-sur-Mer sont les premières à voir l’inauguration d’un établissement de bains de mer. La duchesse de Berry inaugure en 1829 les bains de Dieppe. L’Atlantique vient plus tard (La Baule, Biarritz, Royan) au fur et à mesure de l’avancée des voies ferrées — avant le train, la Normandie est à quinze heures de Paris en diligence ! La Côte d’Azur n’attire qu’à la fin du siècle — mais toujours grâce aux Anglais.

Progressivement, la plage cesse d’être un espace médical pour devenir un lieu de sociabilité et de distractions.

Fini les baignoires, mais dans l’eau, on ne s’éloigne pas du bord. On marche dans l’eau à l’abri du soleil sous chapeaux et ombrelles. On ne se met à nager qu’au XXe siècle, mais toujours dans des tenues qui ne doivent pas choquer les passants. Sur la plage où l’on pêche aussi à la crevette, il ne s’agit pas de bronzer au soleil. C’est vulgaire. Vive la peau claire plus séduisante que celle que les travaux des champs ont assombrie. On n’est pas des paysans.

Tennis, golf, courses hippiques, casinos, belles villas offrent d’autres plaisirs à une clientèle choisie : la bonne société, la bourgeoisie aisée, la noblesse distinguée, les gens en vue. Pas d’anachronisme : les congés payés ne débarqueront qu’avec le Front populaire. Pour l’heure, c’est plus aristo que populo. Marcel Proust y est dans son élément comme un poisson dans l’eau…

Tel est le contexte.

 

Au départ, ce ne sont pas les jeux aquatiques qui invitent le Héros de Proust à Balbec — invention littéraire pour représenter Cabourg, comme Combray est Illiers. (Précision : je préfère Héros à Narrateur pour des raisons que je vous livrerai si ça vous tente). Et dans ce cas, l’écrivain est personnellement concerné tant son héros lui ressemble - Parisien souffreteux descendu avec sa grand’mère au Grand-Hôtel.

Dans Du côté de chez Swann, l’hypothèse envisagée est qu’il y passe les grandes vacances de deux mois. Le premier qui lui parle de Balbec cherche à le dissuader. C’est Legrandin :

* « Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable, sur un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la lésion n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre âge, petit garçon. Bonne nuit, voisins, ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait l’habitude et, se retournant vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation : « Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela dépend de l’état du cœur », nous cria-t-il. »

À l’époque, la posologie de ces eaux médicinales est un peu différente : sont écartés du bain les moins de dix ans et les plus de cinquante ans.

 

Le Héros n’ajoute rien qui puisse séduire :

* « Or j’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité Legrandin, comme d’une plage toute proche de « ces côtes funèbres, fameuses par tant de naufrages qu’enveloppent six mois de l’année le linceul des brumes et l’écume des vagues ».

Et :

* « Un jour qu’à Combray j’avais parlé de cette plage de Balbec devant M. Swann afin d’apprendre de lui si c’était le point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il m’avait répondu : « Je crois bien que je connais Balbec ! L’église de Balbec, du XIIe et XIIIe siècle, encore à moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière, on dirait de l’art persan. »

Plus loin :

* « Alors, par les soirs orageux et doux de février, le vent — soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d’un voyage à Balbec — mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer. »

Et encore :

* « j’aurais pu en m’habillant à la hâte partir le soir même, si mes parents me l’avaient permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la mer furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j’irais me réfugier dans l’église de style persan. »

On est loin des bains de mer !

Pour ne rien arranger, ces bains de mer ne signifient ni brasse ni crawl. Voici un personnage important : le « maître-baigneur » — je n’ai pas dit maître-nageur.

Proust :

* entourée de sa ceinture rouge, et hissant, à la moindre houle, le drapeau qui interdit les bains, car les maîtres-baigneurs sont prudents, sachant rarement nager…

* Ce qui justifiait du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme apportait chez la duchesse, c'était cet élément comique, dangereux, excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de délices (comme au bord de la mer dans un de ces « bains de vagues » dont les guides baigneurs signalent le péril, tout simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'où elle sortait tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes.

En pantalon et veste de laine, leur rôle est d’assister les baigneurs, les saisir et les plonger dans l’eau pour les soumettre à l’ondulation et au brisement des vagues. C’est ce qu’on appelle le « bain à la lame » ». On dit qu’on « prend la lame ».

 

Écho dans la Recherche :

* pendant ces dîners chez la duchesse, l'Altesse [la princesse de Parme] ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux « lames ».

Les bains se pratiquent en saison, c’est à dire de la mi-juin à la mi-septembre. On ne se baigne qu’une fois par jour, aux heures chaudes, entre neuf heures et midi, ou entre trois et cinq heures. Pour obtenir l'effet attendu, on se baignera à marée pleine ou montante pour « recevoir la vague ». L’espace du bain, qui n’est pas immense, est délimité par des cordages tendus. Hommes et femmes se baignent dans des zones séparées délimitées par des poteaux plantés en mer. La sortie du bain (peignoir obligé) est aussi rapide que l’entrée et suivie de frictions pour éviter un refroidissement.

Le baigneur peut rester assis sur les marches de sa cabine pour une immersion totale et se frictionner ou encore ne baigner que certaines parties du corps. Des charrettes tirées par des chevaux mènent directement dans l'eau jusqu'aux premières vagues où il ou elle descend par un escalier.

 

*— Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce qu'elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée, reprit-elle en s'adressant à moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considéré comme une faiblesse d'aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une pensée.

— C'est démodé ? dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas, bien qu'elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui réservât toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher vite pour « faire la réaction ».

Pour bénéficier des bains, une cabine de luxe coûte trois francs, une cabine à flot revient à un franc cinquante, et une cabine ordinaire à soixante-quinze centimes, « bains de pieds inclus », précise le guide Baedeker en 1902.

 

Scène proustienne :

* Ils affectaient une attitude de méprisante ironie à l’égard d’un Français qu’on appelait Majesté et qui s’était, en effet, proclamé lui-même roi d’un petit îlot de l’Océanie peuplé par quelques sauvages. Il habitait l’hôtel avec sa jolie maîtresse, sur le passage de qui quand elle allait se baigner, les gamins criaient : « Vive la reine ! » parce qu’elle faisait pleuvoir sur eux des pièces de cinquante centimes. Le premier président et le bâtonnier ne voulaient même pas avoir l’air de la voir, et si quelqu’un de leurs amis la regardait, ils croyaient devoir le prévenir que c’était une petite ouvrière.

— Mais on m’avait assuré qu’à Ostende ils usaient de la cabine royale.

— Naturellement ! On la loue pour vingt francs. Vous pouvez la prendre si cela vous fait plaisir. Et je sais pertinemment que lui avait fait demander une audience au roi qui lui a fait savoir qu’il n’avait pas à connaître ce souverain de Guignol.

La tenue est guidée par la décence : les vêtements dissimulent le corps le plus possible. Les femmes, par exemple, portent des pantalons bouffants, des jupons courts, des vareuses fermées jusqu’au cou, des bonnets et même des bas noirs contre les méduses.

Le bain est un spectacle. Il se poursuit avec la promenade sur les planches ; un véritable rituel, qui s'apparente à un défilé de mode, une succession de toilettes longues et claires, de chapeaux fleuris et d'ombrelles assez solides pour se transformer en parapluie.

 

* Pourtant sa mise extrêmement soignée était beaucoup plus grave et beaucoup plus simple que celles de tous les baigneurs que je voyais à Balbec, et rassurante pour mon veston si souvent humilié par la blancheur éclatante et banale de leurs costumes de plage.

* [Charlus au Héros :] Si vous aviez pris cette précaution, il y a un instant, vous vous seriez évité d’avoir l’air de parler à tort et à travers comme un sourd et d’ajouter par là un second ridicule à celui d’avoir des ancres brodées sur votre costume de bain.

* je m’étais toujours efforcé devant la mer, d’expulser du champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du premier plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de plage

* La convenance de vêtements sombres que portait toujours, même le matin, M. de Cambremer, avait beau rassurer ceux qu'éblouissait et exaspérait l'insolent éclat des costumes de plage des gens qu'ils ne connaissaient pas, on ne pouvait comprendre que la femme du premier président déclarât d'un air de flair et d'autorité, en personne qui a plus que vous l'expérience de la haute société d'Alençon, que devant M. de Cambremer on se sentait tout de suite, même avant de savoir qui il était, en présence d'un homme de haute distinction, d'un homme parfaitement bien élevé, qui changeait du genre de Balbec, un homme enfin auprès de qui on pouvait respirer.

* Et ainsi alternait, avec l'ennui un peu lourd que j'avais auprès d'elle, un désir frémissant, plein d'orages magnifiques et de regrets ; selon qu'elle était à côté de moi dans ma chambre ou que je lui rendais sa liberté dans ma mémoire, sur la digue, dans ses gais costumes de plage, au jeu des instruments de musique de la mer, Albertine, tantôt sortie de ce milieu, possédée et sans grande valeur, tantôt replongée en lui, m'échappant dans un passé que je ne pourrais connaître, m'offensant, auprès de son amie, autant que l'éclaboussure de la vague ou l'étourdissement du soleil, Albertine remise sur la plage, ou rentrée dans ma chambre, en une sorte d'amour amphibie.

* [Aimé au Héros :] mais, tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fît ce qu'elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain. Et elle m'a dit : « Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : (Ah! Tu me mets aux anges) et elle était si énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre. » J'ai vu encore la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très habile. »

 

Je n’ai trouvé dans les trois mille pages qu’une occurrence de « maillot », de « caleçon », d’espadrilles ». Sur la plage comme sur la digue ou la promenade, ce n’est pas le règne du débraillé.

Les journées peuvent y être sages.

* Tous les jours suivants ma mère descendit s'asseoir sur la plage, pour faire exactement ce que sa mère avait fait, et elle lisait ses deux livres préférés, les Mémoires de Mme de Beausergent et les Lettres de Mme de Sévigné.

 

Comment se comporte son rejeton - plus baignoires à l’opéra et cabinet sentant l’iris que cabine, plus patient que passant ?

* plonger, ce que je détestais parce que cela me coupait la respiration, elle remettait en cachette à mon guide baigneur de merveilleuses boîtes en coquillages et des branches de corail que je croyais trouver moi-même au fond des eaux.

* Comme ma grand’mère ne pouvait se résoudre à aller « tout bêtement » à Balbec, elle s’arrêterait vingt-quatre heures chez une de ses amies, de chez laquelle je repartirais le soir même pour ne pas déranger, et aussi de façon à voir dans la journée du lendemain l’église de Balbec, qui, avions-nous appris, était assez éloignée de Balbec-Plage, et où je ne pourrais peut-être pas aller ensuite au début de mon traitement de bains.

* Ce que je revis presque invariablement quand je pensai à Balbec, ce furent les moments où chaque matin, pendant la belle saison, comme je devais l’après-midi sortir avec Albertine et ses amies, ma grand’mère sur l’ordre du médecin me força à rester couché dans l’obscurité. Le directeur donnait des ordres pour qu’on ne fît pas de bruit à mon étage et veillait lui-même à ce qu’ils fussent obéis. À cause de la trop grande lumière, je gardais fermés le plus longtemps possible les grands rideaux violets qui m’avaient témoigné tant d’hostilité le premier soir.

* C’est un grand charme ajouté à la vie dans une station balnéaire comme était Balbec, si le visage d’une jolie fille, une marchande de coquillages, de gâteaux ou de fleurs, peint en vives couleurs dans notre pensée, est quotidiennement pour nous dès le matin le but de chacune de ces journées oisives et lumineuses qu’on passe sur la plage.

* [Albertine au Héros :] « Quel temps, me dit-elle, au fond l’été sans fin à Balbec est une vaste blague. Vous ne faites rien ici ? On ne vous voit jamais au golf, aux bals du Casino ; vous ne montez pas à cheval non plus. Comme vous devez vous raser ! Vous ne trouvez pas qu’on se bêtifie à rester tout le temps sur la plage ? Ah! Vous aimez à faire le lézard ? Vous avez du temps de reste. Je vois que vous n’êtes pas comme moi, j’adore tous les sports ! Vous n’étiez pas aux courses de la Sogne ? Nous y sommes allés par le tram, et je comprends que ça ne vous amuse pas de prendre un tacot pareil ! Nous avons mis deux heures ! J’aurais fait trois fois l’aller et retour avec ma bécane. »

 

L’hyperactive et le contemplatif !

Les loisirs en vogue à l’époque, des sports-détente. Le sujet mériterait une causerie spécifique.

On n’oublie pas qu’enfant, le Héros a joué aux barres avec Gilberte aux Champs-Elysées et qu’à Balbec, il a fait du vélo, mais se montrant moins rapide que son aimée. « À pied ou en bicyclette, nous partions »… Ce petit bout de phrase est extrait d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Nous, c’est le Héros et ses douces amies, « Albertine, Andrée, Rosemonde, d’autres parfois ».

La bicyclette moderne n’est guère plus vieille que l’ami Marcel - dix ans de plus précisément puisque c’est en 1861 qu’un artisan serrurier, Pierre Michaux, sort la draisienne de l’oubli en inventant le pédalier. La haute société est vite séduite. Le fils de Napoléon III se met en tête de convertir toute la cour au « vélo », au point qu'on le surnomme « vélocipède IV ». Au fil des ans, les améliorations techniques se succéderont ; bandages en caoutchouc plein, chaîne et pignons, pneu avec chambre à air...

Ainsi équipé, le vélo prend son envol auprès d'une bourgeoisie en mal de sensations fortes, entraînée par quelques mordus célèbres comme Alfred Jarry ou Émile Zola. Peu à peu, produit en séries de plus en plus importantes, il quitte le statut de loisir élégant pour devenir un engin de randonnée et de sport.

Dans la vraie vie, amie de Proust, Marie Nordinger est alors une des premières à pratiquer cette activité qui libère la femme. Fait le plus marquant dans la Recherche : les femmes aisées sont les principales adeptes de la bicyclette.

* Peut-être aussi la classe à laquelle elles appartenaient et que je n'aurais pu préciser, était-elle à ce point de son évolution où, soit grâce à l'enrichissement et au loisir, soit grâce aux habitudes nouvelles de sport, répandues même dans certains milieux populaires, et d'une culture physique à laquelle ne s'est pas encore ajoutée celle de l'intelligence, un milieu social pareil aux écoles de sculpture harmonieuses et fécondes qui ne recherchent pas encore l'expression tourmentée, produit naturellement, et en abondance, de beaux corps aux belles jambes, aux belles hanches, aux visages sains et reposés, avec un air d'agilité et de ruse. Et n'étaient-ce pas de nobles et calmes modèles de beauté humaine que je voyais là, devant la mer, comme des statues exposées au soleil sur un rivage de la Grèce ?

Les jeunes sportives de Balbec sont plutôt aisées. Elles sont supposées familières des vélodromes et amies de cœur de coureurs cyclistes.

Mais c’est une erreur de jugement du Héros !

* J’avais commis à l’égard de leur situation sociale une erreur, mais pas dans le même sens que d’habitude à Balbec. J’y prenais facilement pour des princes des fils de boutiquiers montant à cheval. Cette fois j’avais situé dans un milieu interlope des filles d’une petite bourgeoisie fort riche, du monde de l’industrie et des affaires. C’était celui qui, de prime abord m’intéressait le moins, n’ayant pour moi le mystère ni du peuple, ni d’une société comme celle des Guermantes. Et sans doute si un prestige préalable qu’elles ne perdraient plus ne leur avait été conféré, devant mes yeux éblouis, par la vacuité éclatante de la vie de plage, je ne serais peut-être pas arrivé à lutter victorieusement contre l’idée qu’elles étaient les filles de gros négociants. Je ne pus qu’admirer combien la bourgeoisie française était un atelier merveilleux de sculpture la plus généreuse et la plus variée.

Le golf est une des attractions des stations balnéaires.

Occupation chiquissime… où les hommes se font remarquer.

* [Saint-Loup] les plus jolies femmes du grand monde se l’étaient disputé, sa présence, dans une plage par exemple, à côté de la beauté en renom à laquelle il faisait la cour, ne la mettait pas seulement tout à fait en vedette, mais attirait les regards autant sur lui que sur elle. À cause de son « chic », de son impertinence de jeune « lion », à cause de son extraordinaire beauté surtout, certains lui trouvaient même un air efféminé, mais sans le lui reprocher car on savait combien il était viril et qu’il aimait passionnément les femmes. C’était ce neveu de Mme de Villeparisis duquel elle nous avait parlé. Je fus ravi de penser que j’allais le connaître pendant quelques semaines et sûr qu’il me donnerait toute son affection. Il traversa rapidement l’hôtel dans toute sa largeur, semblant poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un papillon. Il venait de la plage, et la mer qui remplissait jusqu’à mi-hauteur le vitrage du hall lui faisait un fond sur lequel il se détachait en pied, comme dans certains portraits où des peintres prétendent sans tricher en rien sur l’observation la plus exacte de la vie actuelle, mais en choisissant pour leur modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de golf, champ de courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de ces toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au premier plan d’un paysage.

* Un jeune homme aux traits réguliers, qui tenait à la main des raquettes, s’approcha de nous. C’était le joueur de baccara dont les folies indignaient tant la femme du premier président. D’un air froid, impassible, en lequel il se figurait évidemment que consistait la distinction suprême, il dit bonjour à Albertine. « Vous venez du golf, Octave ? lui demanda-t-elle. Ça a-t-il bien marché ? Étiez-vous en forme ? — Oh ! Ça me dégoûte, je suis dans les choux, répondit-il. —Est-ce qu’Andrée y était ? — Oui, elle a fait soixante-dix-sept. — Oh ! Mais c’est un record. — J’avais fait quatre-vingt-deux hier. » Il était le fils d’un très riche industriel qui devait jouer un rôle assez important dans l’organisation de la prochaine Exposition Universelle. Je fus frappé à quel point chez ce jeune homme et les autres très rares amis masculins de ces jeunes filles la connaissance de tout ce qui était vêtements, manière de les porter, cigares, boissons anglaises, chevaux, — et qu’il possédait jusque dans ses moindres détails avec une infaillibilité orgueilleuse qui atteignait à la silencieuse modestie du savant — s’était développée isolément sans être accompagnée de la moindre culture intellectuelle. Il n’avait aucune hésitation sur l’opportunité du smoking ou du pyjama, mais ne se doutait pas du cas où on peut ou non employer tel mot, même des règles les plus simples du français.

* Pensant que si je connaissais leurs amis j’aurais plus d’occasions de voir ces jeunes filles, j’avais été sur le point de demander à lui être présenté. Je le dis à Albertine, dès qu’il fut parti en répétant : « Je suis dans les choux. » Je pensais lui inculquer ainsi l’idée de le faire la prochaine fois. « Mais voyons, s’écria-t-elle, je ne peux pas vous présenter à un gigolo ! Ici ça pullule de gigolos. Mais ils ne pourraient pas causer avec vous. Celui-ci joue très bien au golf, un point c’est tout. Je m’y connais, il ne serait pas du tout votre genre.

* Nous fûmes rejoints par Octave qui ne fit pas de difficulté pour dire à Andrée le nombre de points qu’il avait faits la veille au golf, puis par Albertine qui se promenait en manœuvrant son diabolo comme une religieuse son chapelet. Grâce à ce jeu elle pouvait rester des heures seule sans s’ennuyer. Aussitôt qu’elle nous eut rejoints m’apparut la pointe mutine de son nez, que j’avais omise en pensant à elle ces derniers jours ; sous ses cheveux noirs, la verticalité de son front s’opposa, et ce n’était pas la première fois, à l’image indécise que j’en avais gardée, tandis que par sa blancheur il mordait fortement dans mes regards ; sortant de la poussière du souvenir, Albertine se reconstruisait devant moi. Le golf donne l’habitude des plaisirs solitaires.

Laissons à notre auteur la responsabilité de ses formules !

 

Passons au tennis.

 

Puisque nous sommes accueillis au Garden-Tennis de Royan, accordons un  traitement particulièrement à cette activité si en vogue, si chic, à l’époque, mais que Proust peut associer à des comportements pas strictement sportifs.

Extraits :

* Dans la vie de bains de mer on ne connaît que ses voisins. Je n’étais pas encore assez âgé et j’étais resté trop sensible pour avoir renoncé au désir de plaire aux êtres et de les posséder. Je n’avais pas l’indifférence plus noble qu’aurait éprouvée un homme du monde, à l’égard des personnes qui déjeunaient dans la salle à manger, ni des jeunes gens et des jeunes filles passant sur la digue, avec lesquels je souffrais de penser que je ne pourrais pas faire d’excursions, moins pourtant que si ma grand’mère, dédaigneuse des formes mondaines et ne s’occupant que de ma santé, leur avait adressé la demande, humiliante pour moi, de m’agréer comme compagnon de promenade. Soit qu’ils rentrassent vers quelque chalet inconnu, soit qu’ils en sortissent pour se rendre raquette en mains à un terrain de tennis, ou montassent sur des chevaux dont les sabots me piétinaient le cœur, je les regardais avec une curiosité passionnée, dans cet éclairage aveuglant de la plage où les proportions sociales sont changées, je suivais tous leurs mouvements à travers la transparence de cette grande baie vitrée qui laissait passer tant de lumière.

* Du reste, Bloch devait dans la suite irriter Albertine d’autre façon. Comme beaucoup d’intellectuels, il ne pouvait pas dire simplement les choses simples. Il trouvait pour chacune d’elles un qualificatif précieux, puis généralisait. Cela ennuyait Albertine, laquelle n’aimait pas beaucoup qu’on s’occupât de ce qu’elle faisait, que quand elle s’était foulé le pied et restait tranquille, Bloch dit : « Elle est sur sa chaise longue, mais par ubiquité ne cesse pas de fréquenter simultanément de vagues golfs et de quelconques tennis. » Ce n’était que de la « littérature », mais qui, à cause des difficultés qu’Albertine sentait que cela pouvait lui créer avec des gens chez qui elle avait refusé une invitation en disant qu’elle ne pouvait pas remuer, eût suffi pour lui faire prendre en grippe la figure, le son de la voix, du garçon qui disait ces choses.

* « Si nous allions faire quelques pas dans le jardin, Monsieur », dis-je à Swann, tandis que le comte Arnulphe, avec une voix zézayante qui semblait indiquer que son développement, au moins mental, n'était pas complet, répondait à M. de Charlus avec une précision complaisante et naïve : « Oh ! Moi, c'est plutôt le golf, le tennis, le ballon, la course à pied, surtout le polo. » Telle Minerve, s'étant subdivisée, avait cessé, dans certaine cité, d'être la déesse de la Sagesse et avait incarné une part d'elle-même en une divinité purement sportive, hippique, « Athénè Hippia ». Et il allait aussi à Saint-Moritz faire du ski, car Pallas Tritogeneia fréquente les hauts sommets et rattrape les cavaliers. « Ah ! » répondit M. de Charlus, avec le sourire transcendant de l'intellectuel qui ne prend même pas la peine de dissimuler qu'il se moque, mais qui, d'ailleurs, se sent si supérieur aux autres et méprise tellement l'intelligence de ceux qui sont le moins bêtes, qu'il les différencie à peine de ceux qui le sont le plus, du moment qu'ils peuvent lui être agréables d'une autre façon. En parlant à Arnulphe, M. de Charlus trouvait qu'il lui conférait par là même une supériorité que tout le monde devait envier et reconnaître.

* [Au Grand-Hôtel] Je comprenais très bien le charme que ce grand palace pouvait offrir à certaines personnes. Il était dressé comme un théâtre, et une nombreuse figuration, l'animait jusque dans les cintres. Bien que le client ne fût qu'une sorte de spectateur, il était mêlé perpétuellement au spectacle, non même comme dans ces théâtres où les acteurs jouent une scène dans la salle, mais comme si la vie du spectateur se déroulait au milieu des somptuosités de la scène. Le joueur de tennis pouvait rentrer en veston de flanelle blanche, le concierge s'était mis en habit bleu galonné d'argent pour lui donner ses lettres. Si ce joueur de tennis ne voulait pas monter à pied, il n'était pas moins mêlé aux acteurs en ayant à côté de lui pour faire monter l'ascenseur le lift aussi richement costumé.

* Quant à Albertine, je ne peux pas dire que nulle part, au Casino, sur la plage, elle eût avec une jeune fille des manières trop libres. Je leur trouvais même un excès de froideur et d'insignifiance qui semblait plus que de la bonne éducation, une ruse destinée à dépister les soupçons. À telle jeune fille, elle avait une façon rapide, glacée et décente, de répondre à très haute voix : « Oui, j'irai vers cinq heures au tennis. Je prendrai mon bain demain matin vers huit heures », et de quitter immédiatement la personne à qui elle venait de dire cela — qui avait un terrible air de vouloir donner le change, et soit de donner un rendez-vous, soit plutôt, après l'avoir donné bas, de dire fort cette phrase, en effet insignifiante, pour ne pas « se faire remarquer ». Et quand ensuite je la voyais prendre sa bicyclette et filer à toute vitesse, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'elle allait rejoindre celle à qui elle avait à peine parlé.

* Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plus fidèle de tous, comptait maintenant, depuis plusieurs mois, M. de Charlus. Régulièrement, trois fois par semaine, les voyageurs qui stationnaient dans les salles d'attente ou sur le quai de Doncières-Ouest voyaient passer ce gros homme aux cheveux gris, aux moustaches noires, les lèvres rougies d'un fard qui se remarque moins à la fin de la saison que l'été, où le grand jour le rendait plus cru et la chaleur à demi liquide. Tout en se dirigeant vers le petit chemin de fer, il ne pouvait s'empêcher (seulement par habitude de connaisseur, puisque maintenant il avait un sentiment qui le rendait chaste ou du moins, la plupart du temps, fidèle) de jeter sur les hommes de peine, les militaires, les jeunes gens en costume de tennis, un regard furtif, à la fois inquisitorial et timoré, après lequel il baissait aussitôt ses paupières sur ses yeux presque clos avec l'onction d'un ecclésiastique en train de dire son chapelet, avec la réserve d'une épouse vouée à son unique amour ou d'une jeune fille bien élevée.

* Mais parce que mes jalousies s'éteignaient — pour se réveiller parfois, l'une après l'autre — cela ne signifiait pas non plus qu'elles ne correspondissent pas, au contraire, chacune à quelque vérité pressentie, que de ces femmes il ne fallait pas que je me dise aucune, mais toutes. Je dis pressentie, car je ne pouvais pas occuper tous les points de l'espace et du temps qu'il eût fallu. Et encore, quel instinct m'eût donné la concordance des uns et des autres pour me permettre de surprendre Albertine ici à telle heure avec Léa, ou avec les jeunes filles de Balbec, ou avec l'amie de Mme Bontemps qu'elle avait frôlée, ou avec la jeune fille du tennis qui lui avait fait du coude, ou avec Mlle Vinteuil ?

* Il [Legrandin] avait physiquement passablement changé, et assez à son avantage, depuis quelque temps. Comme les femmes qui sacrifient résolument leur visage à la sveltesse de leur taille et ne quittent plus Marienbad, Legrandin avait pris l'aspect désinvolte d'un officier de cavalerie. Au fur et à mesure que M. de Charlus s'était alourdi et abruti, Legrandin était devenu plus élancé et rapide, effet contraire d'une même cause. Cette vélocité avait d'ailleurs des raisons psychologiques. Il avait l'habitude d'aller dans certains mauvais lieux où il aimait qu'on ne le vît ni entrer, ni sortir : il s'y engouffrait. Legrandin s'était mis au tennis à cinquante-cinq ans.

Quant au Héros, il n’y joue pas plus que Marcel lui-même. La seule photo de lui avec une raquette le montre s’en servant comme d’une guitare !

C’est au tennis du boulevard Bineau à Neuilly en 1892.

 

Autres rendez-vous sportivo-mondains : les courses de chevaux.

Et le yachting et les régates.

 

Permettez-moi d’accorder une place particulière à un sport auquel Albertine s’adonne. Voyez cette photo à Cabourg. A l’arrière plan, on joue au croquet et devant au diabolo.

C’est un jeu d'adresse composé de deux cônes opposés par les sommets, qu'on lance en l'air et qu'on rattrape avec une ficelle tendue entre deux baguettes. L’effet gyroscopique permet de maintenir le diabolo en rotation en équilibre sur le fil.

* Un des matins qui suivirent celui où Andrée m’avait dit qu’elle était obligée de rester auprès de sa mère, je faisais quelques pas avec Albertine que j’avais aperçue, élevant au bout d’un cordonnet un attribut bizarre qui la faisait ressembler à l’« Idolâtrie » de Giotto ; il s’appelle d’ailleurs un « diabolo » et est tellement tombé en désuétude que devant le portrait d’une jeune fille en tenant un, les commentateurs de l’avenir pourront disserter comme devant telle figure allégorique de l’Arena, sur ce qu’elle a dans la main.

 

Vérifions.

* Nous fûmes rejoints par Octave qui ne fit pas de difficulté pour dire à Andrée le nombre de points qu’il avait faits la veille au golf, puis par Albertine qui se promenait en manœuvrant son diabolo comme une religieuse son chapelet. Grâce à ce jeu elle pouvait rester des heures seule sans s’ennuyer.

Concernant les activités physiques, quoique prude, je me dois enfin d’évoquer des plaisirs plus sensuels.

* J'ose avouer que beaucoup de ses amies [il s’agit d’Albertine] — je ne l'aimais pas encore — me donnèrent, sur une plage ou une autre, des instants de plaisir. Ces jeunes camarades bienveillantes ne me semblaient pas très nombreuses. Mais dernièrement j'y ai repensé, leurs noms me sont revenus. Je comptai que, dans cette seule saison, douze me donnèrent leurs frêles faveurs. Un nom me revint ensuite, ce qui fit treize. J'eus alors comme une cruauté enfantine de rester sur ce nombre. Hélas, je songeais que j'avais oublié la première, Albertine qui n'était plus et qui fit la quatorzième.

* Je restai seul dans la chambre, cette même chambre trop haute de plafond où j'avais été si malheureux à la première arrivée, où j'avais pensé avec tant de tendresse à Mlle de Stermaria, guetté le passage d'Albertine et de ses amies comme d'oiseaux migrateurs arrêtés sur la plage, où je l'avais possédée avec tant d'indifférence quand je l'avais fait chercher par le lift, où j'avais connu la bonté de ma grand'mère, puis appris qu'elle était morte.

* il y avait sûrement presque chaque soir Albertine, que je ne connaissais pas encore et qui sans doute levait là quelque fillette qu'elle rejoignait quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une cabine abandonnée, au pied de la falaise.

* on m'avait dit que les deux jeunes filles amies de Léa allaient dans cet établissement balnéaire de l'hôtel et, disait-on, pas seulement pour prendre des douches.

 

Tirons un voile pudique - que dis-je ? Un rideau de douche sur ce chapitre…

Et rentrons à l’hôtel, non sans avoir fait une halte au Casino.

Le Grand-Hôtel de Balbec est haut de gamme.

* Et cette volupté d’être amoureux, de ne vivre que d’amour, de la réalité de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il la payait, en dilettante de sensations immatérielles, lui en augmentait la valeur — comme on voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont délicieux, s’en convaincre ainsi que de la rare qualité de leurs goûts désintéressés, en louant cent francs par jour la chambre d’hôtel qui leur permet de les goûter.

* Et de même que des gens louent cent francs par jour une chambre à l'Hôtel de Balbec pour respirer l'air de la mer, je trouvais tout naturel de dépenser plus que cela pour elle, puisque j'avais son souffle près de ma joue, dans ma bouche que j'entr'ouvrais sur la sienne, où contre ma langue passait sa vie.

Sur la base du franc d’avant la guerre de 1914 arrondi à l’équivalent de trois euros, ça nous fait la nuitée à trois cents euros.

* Parmi les chambres dont j’évoquais le plus souvent l’image dans mes nuits d’insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray, saupoudrées d’une atmosphère grenue, polonisée, comestible et dévote, que celle du Grand-Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés au ripolin contenaient comme les parois polies d’une piscine où l’eau bleuit, un air pur, azuré et salin.

Ce Grand-Hôtel, copie de l’éponyme de Cabourg, est omniprésent dans la Recherche avec son directeur, qui découpe les dindonneaux comme personne, son lift, et ses clients fortunés.

Il a son pendant à Royan.

 

Mais revenons, avant de refermer les pages d’À la Recherche du Temps perdu, sur une vue particulière du Grand-Hôtel de Balbec, telle que je l’ai photographiée au Grand-Hôtel de Cabourg.

C’est une scène fort troublante d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le dîner dans sa grande salle à manger.

* [Elle] devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges : (une grande question sociale de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). 

Oui, les manger, les bouffer, les dévorer ! On est loin de l’écrivain mondain.

Ce n’est pas tout :

* Et tout à la fin, les jours vinrent où je ne pouvais plus rentrer de la digue par la salle à manger, ses vitres n’étaient plus ouvertes, car il faisait nuit dehors, et l’essaim des pauvres et des curieux attirés par le flamboiement qu’ils ne pouvaient atteindre pendait, en noires grappes morfondues par la bise, aux parois lumineuses et glissantes de la ruche de verre. »

On se pend d’abord soi-même aux parois, ensuite on pend les profiteurs !

 

L’idée réapparaît dans Le Côté de Guermantes :

* Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros œil rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement dans l'ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l'orchestre qu'un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d'un aquarium.

On la retrouve dans le dernier tome :

* À l'heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l'hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu'elle est plus résignée, plus noble, et que c'est d'un hochement de tête philosophe, sans haine, que prêt à repartir pour la guerre il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : « On ne dirait pas que c'est la guerre ici…

 

Le soulèvement populaire va-t-il alors gronder ? En attendant le Grand soir, j’ai passé une grande et belle après-midi en votre compagnie.

 

Je vous remercie de votre attention.

 

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