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. 21 avril 2024 : salon de la BD et du LIVRE de Royan.

> 30 avril 2024 : rendez-vous littéraire, Ghislain QUÉTEL - sur les pas des résistants de Normandie.

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détails ci-dessous, attention aux lieux des évènements )

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> Les dérapages d'une vie (fort peu) ordinaire ✎ Annie Birkemeier

Rédigé par webmestreRL 2 commentaires
Classé dans : littérature Mots clés : aucun
C’est la vie qui élabore les plus invraisemblables scenarios...

L’amour fou

Il s’appelait Tomás. Il était né dans les années 30, en Amérique du Sud où avaient émigré ses parents venus de Hongrie.

Il se sentait uruguayen à 100 % et sud-américain à 1000 %. Pour des raisons qui m’échappent (mais, entre autres, l’obtention de bourses), il avait quitté à l’âge adulte son pays pour la France, puis l’Allemagne où il enseignait la littérature dans des académies de langues, style « Instituto Cervantes », et correspondait avec toutes les revues littéraires du globe, section « littérature latino-américaine ». Car sa grande passion était les livres et la littérature, en particulier celle du boom latino-américain qu’il enseignait également comme chargé de cours à la fac. Il était titulaire d’un doctorat en Droit, mais entretenait un flou artistique de sorte que l’on crût que c’était ès-lettres. Mais tout cela, c’était peanuts. Il officiait en fait comme « journaliste », section Hongrie, dans une antenne américaine bien connue et managée par la CIA, qui émettait depuis la Bavière dans les pays au-delà du Rideau de fer, au temps de la Guerre froide. Mais, chuuut, c’était secret... En Amérique Latine, il était connu comme écrivain intimiste, aux antipodes du « réalisme magique » qui le fascinait.

Il aimait les femmes presqu’autant que la littérature. Et elles le lui rendaient bien. Jeune, il avait dû être fort laid, mais l’âge venant il avait acquis une laideur intéressante. Il était plutôt petit, râblé, et son visage était un masque d’idole inca - au point que j’avais cru qu’il pouvait avoir été adopté par des parents en mal d’enfant -, et il portait ses cheveux grisonnants et bouclés en queue de cheval. Plus Einstein que Paul Newman, si vous voyez ce que je veux dire. Ses yeux, noirs commes des escarboucles (excusez le poncif), pétillaient d’intelligence et d’une perpétuelle ironie qui pouvait mettre mal à l’aise. Mais leur flamme s’adoucissait en présence de femmes, et le regard devenait câlin, de velours. Comme peu d’entre elles lui résistaient, il n’est pas exagéré de dire qu’il était « couvert » de femmes. Toujours trois à la fois, commentait-il sobrement. Ainsi, aucune ne pouvait prétendre à l’exclusivité ou se croire des droits sur lui. Son épouse semblait accepter cet état de fait : une seule maîtresse, là résidait le vrai danger ! Sa plus grande séduction émanait peut-être de sa voix de bronze poli qui étirait les syllabes toniques à l’italienne. Son accent charmeur et érotisant du Río de la Plata transmuait le rauque castillan saccadé en une musique, une caresse. Ah, j’allais oublier : le sourire largement fendu sur des mâchoires de carnassier !

Il ne manquait jamais un congrès ou symposium d’hispanistes et intervenait à chaque fois, quel que fût le thème. Il ne lisait jamais ses notes (très succinctes). Je m’étais rapidement rendu compte qu’il faisait beaucoup de remplissage, ses connaisances encyclopédiques et son humour faisaient le reste. L’admiration des femmes lui était de fait acquise. Il se munissait d’ailleurs souvent d’une accompagnatrice zélée pour l’occasion, histoire, sans doute, de partager ses impressions, mais surtout pour faire barrage aux « répudiées ». C’est lors d’un de ces congrès que j’avais fait sa connaissance. Il m’avait fait un gringue pas possible et m’avait entraînée avec d’autres à un piano-bar où un pianiste italien jouait de vieux airs français des années 40 et 50. À ma stupéfaction, il les connaissait tous. Damia, Jacqueline François - qu’il appelait Mademoiselle de Paris -, et les autres, il les connaissait toutes. On parle de dépaysement, mais jamais de repaysement. Or, c’est bien de cela qu’il s’agissait. Je redécouvrais, grâce à un Italien et un Sud-Américain, des joyaux du répertoire français d’antan. Il avait déclaré qu’il pourrait rester ainsi, à nos côtés, à écouter de la musique française, pour l’éternité… Mais cela allait bien au-delà de la panoplie du dragueur basique, de l’incontournable stratégie du « latin lover » lambda  : il avait le baratin ensorceleur, des mimiques étudiées - de vrais pièges à poulettes -, cette façon de plisser savamment les yeux pour laisser filtrer un regard envoûtant, et… nous devînmes bons amis.

Ses prestations les plus glorieuses à ses yeux, dont il était le plus fier, et qui devaient passer à une relative postérité avaient été ses interviews de sommités telles que Jorge Luis Borges, Gabriel García Márquez qu’il appelait Gabo, comme les intimes, et de Ernesto Cardenal. Je me marre intérieurement en pensant que ces deux derniers pensaient forcément qu’ils avaient affaire à un critique littéraire de métier, alors qu’ils étaient face à ce qu’ils abhorraient le plus : un « journaliste » d’un ordre tout à fait différent et qui avait son rond de serviette chez les yanquis/yankees.

Quelques années plus tard je devais le revoir lors d’un congrès. Je savais qu’il était tombé amoureux fou d’une de ses étudiantes et qu’il avait quitté sa femme. Il prétendait qu’il ne l’avait pas quittée pour une autre, mais pour être libre. Quand je lui répondais que c’était strictement la même chose, il souriait et se parait de son plus beau regard de séducteur. Eh, oh, pas avec moi, s’il te plaît !… Mais ce jour-là, il avait remisé ses regards au placard et je lui demandai comment allaient ses amours avec Célia, le nom qu’il lui avait donné pour égarer les soupçons des jalouses.

-          Écoute, nenita, je ne comprends pas ce qui m’arrive… Ça fait plusieurs mois qu’elle a disparu, sans crier gare et sans laisser de traces. Je deviens fou.

-          M’enfin, on ne disparaît pas comme ça…

-          Quand j’avais quitté ma femme, elle m’avait hébergé le temps que je me retourne. C’est là que je suis tombé raide dingue d’elle.

-          C’était déjà arrivé avec ta Mrs Robinson, la femme de ton directeur de thèse.

-          C’est vrai, mais je savais que c’était sans lendemain. Je lui offrais « Arpèges » de Lanvin et ça me coûtait à chaque fois ma petite bourse mensuelle d’étudiant pauvre. (Il souriait d’attendrissement, mais il était au bord des larmes.)

-          Tu étais fou de ta première femme aussi…

-          Ah, la Olguita, j’ai vite déchanté ! Avec Célia, c’est autre chose.

-          Elle est donc si bien que ça ?

-          Même pas. Tu vois, je suis lucide. Ça m’est tombé dessus, comme ça, sans prévenir… Puis, elle m’a aidé à déménager. Je lui ai donné une clef en spécifiant bien qu’elle était ici chez elle, qu’elle pouvait venir quand bon lui semblait, profiter de mes livres (des milliers qui tapissaient tout son appartement du sol au plafond : entre-temps, l’un des plus fabuleux fonds privés d’Europe avec 22 000 volumes !), même quand je n’y étais pas. Mais elle ne venait jamais sans prévenir et elle sonnait toujours. Un jour, elle a sonné alors que j’étais avec une autre femme. Je lui ai demandé de revenir une demi-heure plus tard. Quand elle a reparu, l’autre était toujours là et je l’ai priée de nous accorder un quart d’heure supplémentaire. Elle n’est revenue qu’une demi-heure après, par tact et discrétion.

-          Et elle acceptait toutes tes bonnes femmes sans être offusquée ou se sentir humiliée ?

-          Bien sûr ! On en avait discuté. Elle s’en foutait.

-          Admettons…

-          Tous les jours, je me repasse le film de ces deux mois de bonheur absolu avec elle, deux petits mois qui ont transformé ma vie. Et je n’arrive pas à comprendre.

Il était désespéré de ne pas avoir de photo d’elle. C’est curieux, elle n’a jamais accepté que je la photographie. Une chose, pourtant, lui faisait espérer son retour : elle ne lui avait pas rendu sa clef. J’avais insinué qu’elle n’avait pas osé ou pas pu, qu’elle avait peut-être peur de lui, de ne pas pouvoir répondre à une telle passion. Il fut atterré. Qu’elle eût pu avoir peur de lui, c’était quelque chose qui lui était insupportable.

Quelque temps après cette grotesque anecdote, Célia avait donc disparu du jour au lendemain. C’était sans rapport, selon lui, et je le pense aussi. La première semaine, il ne s’était pas trop inquiété. Puis il s’était acharné sur le téléphone, mais elle ne répondait pas. Il sonna à sa porte des semaines durant, en modifiant à chaque fois l’horaire. Les autres étudiants prétendaient qu’ils ne savaient pas ce qu’elle était devenue. Sa petite voiture avait déserté le parking. Alors, il se mit à guetter chaque nuit les allées et venues devant son appartement. Les week-ends, il surveillait les abords de la maison de ses parents, dans une localité voisine. Hébété de questionnements et ravagé de souffrance, il se rendit dans tous les endroits qu’ils avaient fréquentés. En vain. Personne ne l’avait revue. Une conspiration du silence semblait s’être organisée autour de lui. Il crut devenir fou. Il lui envoya des lettres qui, toutes, lui furent renvoyées (destinataire inconnu à cette adresse). Il se fit le serment avec une touchante puérilité de ne plus boire, ne plus fumer ni regarder d’autres femmes si seulement elle revenait. Mais elle ne revint pas :  Je me plaisais à imaginer qu’elle avait perdu l’usage de ses jambes, qu’elle était incurablement malade et que j’étais le seul à pouvoir m’occuper d’elle exclusivement. Je l’aurais soignée, lavée, nourrie. J’aurais donné ma vie pour elle… Pour lui, elle était en toute simplicité le paradigme de toutes les femmes de la terre.

Le temps passa. Il s’était remarié !? Célia continuait pourtant à occuper toute la place, mais en sourdine. Il dut se rendre pour un congrès dans une grande ville universitaire, une de ces urbs modernes où dix ans peuvent s’écouler avant qu’on croise son voisin de palier. Il avait logé, comme d’habitude, chez l’habitant, moins cher que l’hôtel. Il avait tourné et viré dans ce quartier inconnu, avait fini par trouver à garer sa coccinelle et avait pris bien soin de l’y laisser. Il se déplacerait per pedes ou en taxi.

Quelques jours plus tard, de retour chez lui, il reçut une enveloppe dont l’écriture lui vrilla le cœur. Il dut s’asseoir pour reprendre son souffle. L’enveloppe déchirée d’une main tremblante livra son butin. Une clef et ces quelques mots griffonnés à la hâte et non signés : « J’ai vu ta voiture garée devant chez moi pendant tout le week-end. Si tu t’avises de recommencer à m’espionner ou à me harceler, sache que je n’hésiterai pas à faire appel à la police ».

Sa troisième femme finit par le quitter. Il lui avait demandé benoîtement de mettre sur sa tombe comme épitaphe : « Ci-gît celui qui aima Célia ».


Annie Birkemeier


2 commentaires

#1  - Jean-Paul Gazeau a dit :

Moralité : un vrai tombeur ne doit jamais graver son amour dans le marbre.

#2  - janie béghin a dit :

"Ci-gît l'amour"... pour paraphraser le titre d'un ouvrage philosophique qui caracole en ce moment.

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